Note de lecture Lacan, Mencius par Paul Henri Moinet

12/06/2022

Le réservoir céleste 

Il faut apprendre à vivre entre le manque et la satisfaction, entre la torpeur et l’angoisse, s’efforçant d’éviter soigneusement ces deux extrémités. Ni tout à fait en manque ni tout à fait assouvi, il n’y a là rien de tragique, juste de l’humain. Le manque du manque crée l’angoisse et l’absence de satisfaction génère l’éternelle frustration, deux impossibles à vivre.  

Pour être pleinement vivant il faut se faire réservoir céleste, ce qui  n’est pas donné à tout le monde mais c’est à cela qu’il faut tendre. 

« Remplir sans que cela ne soit jamais plein, puiser sans que cela ne soit jamais vide » écrit le taoïste Zhuangzi au IV siècle ac J.C.  Quand le coeur de l’homme devient réservoir céleste, ses ressources sont inépuisables. En êtes-vous là ? En suis-je là ? Sans doute pas mais nous nous y efforçons et c’est ainsi que nous devenons humains. En chemin nous pouvons avoir besoin de la psychanalyse. Comme la sagesse chinoise, elle est une ressource au service de la pulsion de vie, une ouverture, une brèche qui permet de « changer le cours de son histoire en modifiant les amarres de son être » notait Lacan. 

La sagesse chinoise apprend à l’homme à respirer par les talons, la psychanalyse dénoue ses noeuds imaginaires pour en refaire le sujet de son histoire. En suivant les chemins de Confucius et de ses deux grands disciples, Mencius mort en 289 av J.C et Zhu Xi mort en 1200, Monique Lauret, membre de la SPF et de la Fondation européenne pour la psychanalyse, trace joyeusement la route chinoise de la psychanalyse.

Avec au moins trois hypothèses stimulantes. La sagesse confucéenne travaille, comme l’analyse, à l’humanisation sans fin de l’homme : l’humanité est un idéal éthique fait de travail sur soi, de perfectionnement sans relâche où l’on apprend à réguler ses pulsions et à développer l’intelligence de son coeur pour s’interroger sur la vérité de son désir. Il ne s’agit pas d’être parfaitement humain mais suffisamment humain pour ne pas déchaîner en soi les pulsions morbides et destructives ( hypothèse 1 ). Mencius pense qu’il appartient à chaque homme de déployer ses ressources propres que sont l’humanité, les rites, la justice et la sagesse. Ceux qui y parviennent sont des hommes de bien, les autres restent des hommes de peu. A ces quatre points cardinaux Lacan ajoute le langage car « c’est le langage en tant qu’il est dans le monde, qu’il est sous le Ciel, c’est le langage qui fait xing, la nature » note-t-il dans le Séminaire intitulé Encore. 

Les affects et les pulsions ne deviennent humains que canalisés et ritualisés ( hypothèse 2 ). Le rite, li dans la pensée confucéenne, fonctionne comme une digue contre les pulsions et l’inceste interprète la psychanalyste qui cite le Maître « l’humanité c’est se maîtriser en retournant aux rites ». Dans la pensée chinoise, humanité et rite, ren et li sont indissociables, être humain c’est être en relation avec l’autre dans un vivre ensemble de nature rituelle . « C’est aussi la forme essentielle du message humain pour Lacan, on reçoit son propre message de l’Autre, sous une forme inversée » 

Quant à la troisième hypothèse la voici : la pulsion de mort est articulée à la pulsion de vie comme le yin au yang, selon le mode de l’alternance plus que de la contradiction et c’est cette corrélation intime qui scelle notre destin.  

Le reste relève de l’histoire. En 1921 lors de son voyage en Chine Bertrand Russell fut l’un des pionniers à parler de Freud. Jung s’est passionné pour le Yi Jing, le Livre des mutations. On sait que Lacan fut initié au chinois par le sinologue Paul Demiéville et eu de longs échanges avec François Cheng dans les années 70. Le maoïsme fut réfractaire à la psychanalyse et celle-ci ne revint en grâce en Chine que dans les années 1980 avec l’ouverture du pays. A partir des années 2000 sous l’impulsion des professeurs Yang Huayu, Shi Qijia, Cong Zhong, Chu Xiaoquan ou Huo Datong, la psyché redevient un sujet sérieux et digne d’étude. De nombreux psys français comme Lanselle, Porret, Kristeva, Pommier, Guibal, Guyomard ou de Brouwer participent à des séminaires à Chengdu, Guangzhou, Nanjing, Hefei ou Pékin. Voilà pour la très brève histoire de la psychanalyse en Chine. 

Il est désormais probable qu’elle y ait un bel avenir. Le diagnostic de Monique Lauret, est lumineux : « Le renversement des valeurs traditionnelles, ajouté à la coupure du passé prôné par la Révolution culturelle et aux multiples traumatismes non dépassés  des guerres des siècles passés ont propulsé la société chinoise  dans une certaine errance entre quête des origines et désir de toute -puissance pris imaginairement dans l’idéalisation de l‘American way of life placé en modèle identificatoire ». 

Pression surmoïque des parents, culte de la réussite quoiqu’il en coûte, phobies et inhibitions scolaires, narcissisme selfie débridé, déstructuration progressive de la famille, identification à un modèle de vie américain que l’Etat réprouve, consommation pulsionnelle et compensatoire d’une atonie spirituelle, rivalité mimétique avec l’Occident intériorisé comme la puissance historique castratrice, complexe de toute-puissance infantile des nouveaux riches, le théâtre des opérations de la psychanalyse est immense. Zhuangzi Mencius, Zhu Xi, Freud et Lacan suffiront-ils à dissiper le malaise actuel de la civilisation chinoise ? Rien n’est moins sûr mais ils seront toujours des ressources utiles pour ne pas céder à la panique générale et protéger une humanité suffisante. 

Parvenu au bout de la route chinoise de la psychanalyse, on pense à ces mots d’Apollinaire pour Lou : « La vie nous donnera la délectation inassouvie ». La délectation n’a pas la violence aveugle de la jouissance, elle est douce, partagée et choisie, elle ne croit  pas au comblement, ne force rien, n’est pas avide de possession. Elle sait aussi qu’elle restera inassouvie mais n’en demande pas plus. Curieuse et toujours en chemin c’est sa façon de répondre au manque sans jamais s’endormir dans la torpeur de la satisfaction. Une autre forme de réservoir céleste. C’est en cela qu’elle est civilisée. 

 

Paul Henri Moinet est directeur de la rédaction de Sinocle,  chroniqueur au Nouvel Economiste , enseignant à Sciences-Po Paris.

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