L’OCCIDENT AU PIED DU MUR
L’OCCIDENT AU PIED DU MUR
Cet évènement auquel Paris a été confronté le 13 novembre 2015, le meurtre nihiliste gratuit de la jeunesse par d’autres jeunes nés dans le même pays pour la plupart, a fait déflagration dans le monde et la civilisation occidentale. Le monde civilisé s’est réveillé avec la brutale prise de conscience de comprendre que sa logique n’est pas indestructible et qu’il va désormais avoir à affronter le redoutable et la peur dans un effet de réveil du réel qui réveille autrement que la réalité. Sommes-nous aujourd’hui au pied du mur de la destruction largement annoncée par Lacan sans son séminaire l’Ethique ? Cette « civilisation de la haine » qu’il dénonçait et dans laquelle nous sommes tous plongés. Cette civilisation qui pourrait disparaître, alimentant les fantasmes de nombreux écrivains actuels. D’une civilisation qui pourrait régresser et descendre de plusieurs degrés dans l’échelle de son humanité, et qui pourrait même être remplacée par des hordes barbares créant d’autres modèles sur une planète à feu et à sang ? Notre civilisation n’est pas à l’abri, comme le pensait peut-être de manière visionnaire le pasteur Pfister dans son écrit-réponse à Freud de 1928 L’illusion d’un avenir, de succomber aux passions les plus sauvages, après que la guerre mondiale ait révélé une barbarie tapie dans les profondeurs des peuples.
Freud a conceptualisé la pulsion de mort en 1920 dans Au-delà du principe de plaisir. L’ensemble de la vie psychique ne semblait pas tributaire du seul principe de plaisir, Freud a dû chercher une autre voie devant des faits interpellant, comme l’importance du masochisme, la réaction thérapeutique négative ou la culpabilité insistante du névrosé. La guerre aussi démontre l’échec du principe de plaisir, et il fallait en analyser les ressorts. Il « spécule », comme il le dit lui-même, cette notion de pulsion de mort, intimement liée au pulsionnel, envisagée au départ comme tendance à faire revenir tout organisme biologique à son état initial inorganique, dans un principe d’entropie, qu’il pose dès L’Esquisse, en position de référent majeur, et qu’il élargira plus tard à une pulsion de destruction. Freud ne la relie plus alors seulement à la recherche d’inertie, mais à la destruction active de l’autre, attaque active de tout ce qui fait obstacle aux satisfactions pulsionnelles, ou qui produit une satisfaction si on l’élimine. Ces pulsions de mort ou de destruction comme les dénomme aussi Freud, se donnent rarement à voir en elles-mêmes, libres et déliées comme la pulsion de répétition, car elles sont silencieuses, muettes, et souvent liées à une notion érotique comme l’avait proposé la première Sabina Spielrein dans son texte de 1912, « La destruction comme cause du devenir ». La pulsion de mort n’opère pas à partir de l’abolition des formes, mais en silence, par le biais de la répétition des expériences négatives du trauma, la tuché, cette mauvaise rencontre du réel, elle opère à partir de la construction des formes pour les abolir. Pour Freud, ce ne seront pas les pulsions sexuelles mais les pulsions de vie qui s’opposeront aux pulsions de mort. L’ombre de la mort pesait autour de Freud en cette période d’après guerre où l’Europe avait été décimée par la Première Guerre mondiale et dans cette Mitteleuropa en crise avec des conflits sociaux, un affrontement des nationalismes et où l’antisémitisme et la haine croissaient devant les difficultés économiques de la culture politique libérale et l’évolution démographique de Vienne. Le point de réel d’un évènement tel qu’une guerre qui surgit dans la civilisation amène à la nécessité de penser l’évènement et soulève des questions dont la psychanalyse hérite. L’œuvre freudienne a tendu une réflexion entre deux points fondamentaux : le meurtre du père, ce grand mythe à l’origine du développement de la culture et l’instinct de mort ancré au plus profond de l’homme. Ce travail de pensée a été effectué dans une période historique trouble du début du XX° siècle, qui a ouvert la porte à l’inouï de la déshumanisation, où comme le disait Adorno « l’entrée au pas de charge de l’humanité dans l’inhumanité », avec le projet en gestation d’une extermination de masse mise en œuvre dans les camps d’Auschwitz. Mais, pratiquement cent-ans plus tard, dans notre période contemporaine du début du XXI° siècle, cette « civilisation de la haine » comme le prophétisait Lacan dans son séminaire l’Ethique de la psychanalyse ; où les progrès de la science occidentale qu’il pensait déjà « sauvages » dans les années soixante et les fictions juridiques actuelles ouvrent à de nouveaux risques destructeurs. Nos sociétés sont aujourd’hui à nouveau en crise avec une montée croissante de la haine, du ressentiment entre les diverses communautés religieuses, résultat de la crise économique, de la non intégration et de la radicalisation de jeunes enfants d’immigrés ne trouvant pas leur place dans la société et d’une migration importante de populations venant de pays islamiques et de pays de l’Est fuyant les guerres et les difficultés économiques. De nombreuses sectes émergent et avec elles le « péril sectaire » de déferlement de haine et de passions les plus sauvages et de jouissance de la part de sectes les plus dangereuses menaçant la civilisation dans leur pur désir de mort et de destruction. Lacan condamne-t-il ou nous éclaire-t-il plutôt, dans une indication à la manière de Freud, sur les risques inhérents au non encadrement éthique de l’évolution et des possibilités infinies de la science? Question justement posée dans ce séminaire qui nous ouvre sur un horizon éthique à interroger. La destruction peut être aussi le ex nihilo où du nouveau peut advenir selon la conception occidentale.
Lacan comme Freud dans ses derniers écrits, en ont appelé tous les deux à ce que puissent être créées des « Instances » supérieures qui puissent penser de manière éthique à la conduite du monde et au devenir de l’homme, au-delà du pouvoir des Etats pour lesquels Einstein, dans son échange avec Freud dans « Pourquoi la guerre ? » publié en mars 1933, en appelait à un vœu de sagesse, celui du renoncement à leur besoin de puissance politique. La réunion des 147 Chefs d’Etat à paris le 30 novembre 2015 pour tenter de penser les risques climatologiques est peut-être un bon début d’exemple en ce sens. Le siècle qui s’annonce semble démontrer que nous n’avons pas forcément pris le bon chemin pour que de l’humain persiste en l’homme, la seule garantie d’une humanité viable. Il y a quelques années, la philosophe S. Agacinski publiait un livre dénonçant les dérives de la science dans les pratiques médicales de PMA, intitulé Corps en miettes.
Ces corps en miettes du sujet de la science, ces corps en miettes des enfants d’immigrés de deuxième génération mettant en miettes les corps de la population civile, feraient-ils symptômes de cette civilisation « toute-scientifique », capitaliste et non humaine comme le dénonçait R. Tagore au début du XX° siècle ? Au XVIII° siècle, la science était prometteuse, dans l’esprit des Lumières, de progrès intellectuel et moral pour tous. Au siècle suivant, le progrès technique était censé amener les conditions objectives promettant l’émancipation du prolétariat au terme d’une pratique révolutionnaire. L’ensemble de ces promesses n’a visiblement pas été tenu, les rapports de la science et de la technique sont devenus interdépendants et la première force productive d’un « complexe scientifico-technique » élargi comme le démontre J. Habermas à un ensemble science-technique-industrie-armée, outil permettant de d’organiser et de manipuler les libertés dont disposent « nos démocraties de masse ». La prolifération de la technique, soumise aux lois capitalistes dans un mécanisme de plus-value au fondement de l’aliénation de nos sociétés capitalistes que dénonçait Marx a et aura des effets humains soumis aux lois du marché, ces pratiques ouvrant la voie à un eugénisme libéral réglé par l’offre et la demande. Certaines pratiques déshumanisantes surnommées « dématérialisations » des espaces de service public, remplacent déjà l’humain, l’être de chair et de langage, l’employé actif dans le « contrat social » nécessaire pour la vie en communauté, par la machine. Les lois du marché laissent sur sa route de plus en plus d’exclus, masse errante et malléable aux nouveaux discours idéologiques et sectaires. Le discours capitaliste, rappelait Lacan c’est la Verwerfung, le rejet en dehors de tous les champs du symbolique, de la castration. Machinerie capitaliste réinvestissant sans reste, dans un processus indéfini d’accumulation qui nie le manque, fétichisant l’argent et les corps. Une société animée par la pulsion de mort, ne produisant qu’un trou dont le fond s’élargit sans cesse en laissant une dette irréductible, sauf à se résoudre dans de futures guerres et le réel de la mort. Le risque destructeur animé par la pulsion de mort n’est pas uniquement lié au développement sauvage des sciences et au fonctionnement capitaliste de nos sociétés. Des projets fous de barbarie sauvage destructrice qui animent d’autres lieux du monde dans un élan de dévastation, de régression et de recul de la Kultur portant atteinte à l’humanité tout entière, surgissent aujourd’hui jusque dans nos sociétés occidentales, nous n’en sommes plus au temps de la prévention. La violence, déchainée au niveau de la planète, atteint des sommets d’intensité et d’imprévisibilité jamais égalés auparavant. La violence qui produisait du sacré pour René Girard, ne produit plus rien qu’elle même, dans une « montée aux extrêmes » qui détruit le Moyen-Orient et qui menace aujourd’hui le monde.
Nous sommes loin d’une certaine sagesse, entendue au sens aristotélicien de phronesis, d’une meilleure capacité de discernement, dont Lacan lie l’effondrement à l’évolution dangereuse de notre civilisation. Il en appelle dans ce séminaire l’Ethique et nous indique, à la manière de Freud, d’aller puiser dans la philosophie confucéenne, dans les textes de Meng zi(Mencius), qu’il a déchiffré accompagné de François Cheng. Dans cette pensée et cette philosophie qui porte le pari universel d’un optimisme foncier sur l’humain.
La « clarté décisive » que Freud espérait de l’avancée de la science ne viendra peut-être pas de ce côté mais plutôt de celui d’un échange entre nos civilisations d’Orient et d’Occident de façon à pouvoir poser les bases éthiques et penser le devenir de l’homme du XXI° siècle. La capacité d’humanisation, ce temps nécessaire au petit d’homme pour se civiliser, de dépasser cette haine définie par Melanie Klein dans sa « position dépressive », temps premiers dans lesquels la violence, la haine et le fonctionnement paranoïde prédominent, est bien malmenée dans les processus actuels de modernisation et de mondialisation. Comme si seul le sujet de la science pouvait faire advenir une société harmonieuse. Nous devons repenser les bases de fondement de nos sociétés de façon à maintenir le respect de l’humain en l’homme, de maintenir le pacte social qui seul, fait que la communauté puisse vivre en cohésion, de renoncer à la jouissance fétichiste qui régit nos productions. Le concept freudien de ce couple théorico-clinique de liaison-déliaison de la pulsion de mort, est à reprendre ensemble et serait peut-être à envisager, comme nous y invite la pensée chinoise en termes d’alternance et de cycles, dans une « transformation silencieuse » selon l’expression de François Jullien, à laquelle œuvre la psychanalyse en aidant à sortir le « vivre » de l’enlisement qui le fige ; et qui pourrait nous aider à penser(panser) et prévenir, peut-être, les traumas répétitifs du futur. L’accès à la maturité d’un individu ou d’un peuple s’effectue à partir de l’élaboration de la position dépressive qui peut ouvrir alors à une véritable « transformation » sur un autre registre, celui de l’esthétique, de la créativité, de l’enthousiasme et de l’amour. Le sentiment d’humanité, le ren, mis en exergue par cette pensée confucéenne allié aux avancées de la pensée freudienne devraient nous aider à accompagner l’humanité dans sa sortie du champ de l’imaginaire et du stade du miroir. Les étapes du renoncement à la jouissance sont des temps déterminants de l’histoire d’une civilisation. L’Occident, les sociétés les plus avancées sur le plan de la modernisation ont une responsabilité éthique dans l’engagement auprès des plus fragiles pour que l’humanité dans son processus d’humanisation, arrive à organiser humainement le monde et pouvoir « habiter l’humanité » comme le disait si justement Confucius, Li ren. Lacan a affirmé la scientificité de la psychanalyse à partir du désir de Freud, pour travailler le rapport de la science à la vérité dans la séparation entre la théologie des religions monothéistes et l’émergence des sciences. Les considérations sur l’identité subjective, la subjectivation (la manière dont l’être humain devient un sujet), sur le désir et la jouissance, sur la singularité du sujet humain et le sens de sa vie sont de notre champ d’intervention, comme le disait Lacan, dans la « drôlerie » d’une époque, la nôtre nous amenant à avoir à préserver notre humanité, la place particulière de l’homme dans le langage.
Monique Lauret.
Psychiatre-psychanalyste – Membre d’Espace analytique – Membre de la Fondation Européenne de la psychanalyse.
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