L’INOUÏ DE L’AUTRE OU LA VRAIE VIE, UNE ÉTHIQUE PSYCHANALYTIQUE

06/03/2022

L’INOUÏ DE L’AUTRE OU LA VRAIE VIE, UNE ÉTHIQUE PSYCHANALYTIQUE

Paris, 22 mars 2022.

« Il ne suffit pas de venir au monde pour être né », écrivait Romain Gary. Les nécessaires processus de subjectivation, de symbolisation, de sublimation, pris dans véritable mouvement de « spiritualisation », comme disait Nietzsche, sont des particularités humaines permettant à l’homme de s’humaniser, d’aller au-delà de la haine primaire, d’ouvrir à la question de l’autre dans la rencontre et l’altérité, de créer les plus grandes œuvres et d’accéder à la vraie vie. Le processus d’humanisation est à repenser dans l’actuel. Le déni et le mépris de cette part d’ouverture inhérente à l’esprit humain ne créée en contrepoint que haine de soi et des autres, ressentiment et guerres. La perte de sens que cela induit est aujourd’hui récupérée par tous les pseudo-discours religieux, idéologiques, politiques et sectaires. 

L’humanité se divise en deux, dit François Jullien, une part qui « ose », qui se décide à affronter l’inouï, ce non encore entendu ou non encore symbolisé, et l’autre part de l’humanité qui se résigne, prudente et peureuse, dans un repli qui rétrécit et atrophie la vie. Il oppose le lassant qui restreint la vie sur un en soi qui l’emmure et l’inouï ou l’in-commune mesure qui l’ouvre, la rend plus expansive et la déploie jusqu’au dessaisissement d’un soi étiolé, ce moi imaginaire de Lacan, le temps premier de la construction de la « figure-fêlure » du sujet, très beau terme choisi par François Jullien à partir de la Spaltung freudienne. Cette figure-fêlure désigne le sujet divisé de l’inconscient par son accès au langage, qui le dé-coïncide au sein de la condition vivante. Ceci dans une soumission à la langue, au discours et au désir de ceux qui nous précèdent. Le sujet c’est la fêlure, la coupure du fait de son aliénation première au signifiant, un Ça parle de lui qui représente d’abord le sujet, dans un premier mouvement d’aliénation. Une chaîne signifiante langagière se constitue à partir du deuxième appel adressé à l’Autre l’instituant en tant que sujet divisé par son inconscient. 

Lacan dit dans « L’étourdit » que la structure se met en place avec ce sujet qui nait. Ça trébuche dans le langage, au moment où s’interrompt la chaine signifiante, et c’est dans ce lieu, cette fêlure, que Freud a cherché l’inconscient. Ce qui se produit alors dans cette béance se présente comme une trouvaille, qui élargit le sens, dans un effet de surprise, de production de savoir inouï qui a un prix unique pour le sujet. Cette béance se retrouve jusque dans le rêve que Freud nomme nombril des rêves.  Il existe un fading du sujet, lorsque le sujet s’éclipse dans le signifiant de la demande et dans la fixation au fantasme. Le sujet de la demande est celui du pur besoin du névrosé. C’est de lui que va émerger, naître le sujet du désir.  Un soi étiolé peut se dépasser et s’ouvrir jusqu’à laisser advenir ce découvrement Autre de soi dans un élargissement de l’altérité. C’est le travail de la psychanalyse, une autre pratique de la dé-coïncidence. Elle est une expérience de perte et de chute des illusions, celles de la toute-puissance de la pensée et des désirs infantiles de nature sexuelle, écornant l’image idéale que le sujet se faisait de lui-même. Le sujet du désir est un sujet barré par le signifiant qui a « barre » sur lui. Il ne possèdera jamais ce que le fantasme œdipien lui a fait désirer, le premier objet d’amour représenté par la mère pour le fils et le père pour la fille. Y renoncer s’appelle la castration, qui impose un saut, mais c’est un cheminement difficile contre lequel beaucoup de moyens de défense, comme aussi l’évitement et le rabattement peuvent être utilisés. La castration est pourtant une des bases des relations entre les êtres humains où s’origine et se spécifie le désir sexuel. Elle peut être entendue comme « poche » d’incommensurable par le saut qu’elle induit.

Faire une analyse permet de revisiter son histoire, la réécrire afin de gagner sur les zones obscures de l’inconscient en élargissant sa conscience dans un principe d’élargissement, d’erweiterung, de déploiement d’unités de plus en plus grandes dans un mouvement de spatialisation. Le concept de pulsion de mort en représentera une véritable extension, poussée jusqu’à la limite dans l’Au-delà du principe de plaisir. Oser pour sa vie l’écart d’une psychanalyse est une question éthique, elle permet de naître à soi-même, à sa vraie vie, c’est une seconde naissance. La mise à jour du refoulé, après avoir vaincu les résistances, libère l’énergie psychique et ouvre à ce « fonds primitif » décrit par Lou Andréa Salomé et pressenti par les poètes, les enfants et les créateurs, cette énergie vitale créatrice qui jaillit de l’inconscient. Freud renonce à la suggestion pour laisser le sujet intégrer ce dont il séparé par des résistances. Les capacités à travailler, à sublimer, à aimer, donc à pouvoir vraiment rencontrer l’autre seront des caractères majeurs de cette fin d’analyse. C’est aussi ne plus jouir de la haine primaire et pouvoir s’ouvrir à la capacité de sublimation. Nous sommes loin de l’idéalisation de la vie ou de l’intensification du vital.

Ce travail de libération psychique et de désaliénation fait but commun avec l’incommensurable. Il permet l’accès à sa vérité, sa vraie vie, désenlisée de ce qui la gèle. Plus on va à l’intérieur de soi et plus il y a ouverture sur l’Autre qui peut ouvrir sur un infini appelé par certains, Dieu. L’essentiel n’est pas ce nom donné à l’Autre mais l’altérité présente au plus intime de soi, écrit François Jullien.  L’intime est entendu dans son sens à la fois sexuel et non sexuel, charnel et spirituel. Il a aussi une dimension éthique, se tenir hors de soi dans l’autre est aussi une exigence, un « vivre à deux » verbal qui est « activité-capacité ». Au-delà du premier temps de l’amour physique et passionnel, se découvre un second temps du passage à l’intime et à sa possibilité de développement infini entre les sujets, que François Jullien nomme le second amour d’une seconde vie ; mettant remarquablement en mots ce temps de passage de la jouissance d’abord incestueuse, pulsionnelle, celle du retour à l’objet perdu ; puis phallique, une jouissance langagière, y compris sexuelle, déterminée par le rapport sujet au phallus,  jusqu’à l’accès à une jouissance Autre, plus tempérée. C’est est une jouissance supplémentaire, hors langage, pas toute référée au phallus, propre au féminin et éprouvée par les mystiques, qui ont fasciné Lacan. Ce sont ces temps de remaniements de la jouissance que l’on ouvre, dé-coïncide dans une cure analytique ; chaque remaniement ou perte s’accompagnant d’un « plus de jouir », terme emprunté par Lacan à la plus-value de Marx, un en-plus qui se produit au moment d’une mutation de jouissance première, le renoncement à la jouissance incestueuse. Le gain y culmine dans la perte. La jouissance est scandaleuse, subversive, François Jullien s’en fait le penseur dans son écart au plaisir, son saut dans l’incommensurable et dans sa dangerosité, écart qui n’a pas été ouvert par Freud mais par Lacan. Le plaisir est gérable, la jouissance non. Elle est un excès, elle déborde jusqu’à « l’incendie » disait-il et la perte de soi. Il existe donc deux coordonnées de la jouissance : une dimension sexuelle et le rôle du langage. Dans un de ses premiers textes, Lacan lie la jouissance à l’effet aliénant du langage sur le désir humain, qui s’en trouve aliéné, fait Autre, orienté par le signifiant. La seule contrainte c’est le désir de l’Autre, rappelait-il, le ramenant pour le sujet sur la scène de son inconscient tant qu’il n’en a pas suffisamment démêlé avec les identifications premières. Lacan avait peut-être reconnu la dimension métaphysique de la Jouissance en proposant son Che Vuoi, qui suis-je ? de la demande de l’analysant, mais une jouissance, vouée pour lui à l’échec, rabattant certainement la quête de tout autre chose de la jouissance proposé par François Jullien.

La jouissance, l’inouï, amènent à la dimension de l’incommensurable ouverte par la question de la mort de Dieu et qui sert à définir la vraie vie. « L’être humain, dit François Jullien, est celui qui ébrèche par et dans sa jouissance impossible la complétion du monde et y fait faille, y laissant lever du même coup une dimension d’incommensurable et d’infini. ». Incommensurable auquel il faut se confronter dans nos deux champs, celui de la philosophie et de la psychanalyse, pour défendre l’aventure de l’expérience humaine singulière dans son déploiement possible, vers un essor de la vie. Cela pose la question métapsychologique de sa réceptivité, Kun, ou élan réceptif, le deuxième des soixante-quatre hexagrammes du livre des changements, le Yi Jing. C’est la terre, Kūn, 坤, qui manifeste la puissance, favorise le déploiement de l’élan réceptif et permet la réalisation. 

J’illustrerai mon propos du rêve d’une patiente d’une soixantaine d’années, en analyse depuis cinq ans à la suite d’un deuil impossible de son mari, la laissant engluée dans une dépression profonde et une incapacité à assumer sa vie. Le début du travail effectué a ramené à la conscience le premier deuil non fait de son père survenu brutalement alors qu’elle avait huit ans. Elle a ensuite vécu sa vie comme une petite fille portée par un mari qu’elle perd brutalement, réouvrant la béance de la confrontation à son désir. Dans le rêve elle est allongée en séance sur le divan, elle se rend compte alors que les murs de mon cabinet s’écartent, ouvrant un espace trop grand. Une intense angoisse surgit alors la poussant à appeler à l’aide dans un sentiment de détresse aigu et de suffocation, puis elle s’apaise, observe et se dit que cela ressemble à un accouchement. Le rêve s’arrête sur cette scène d’accouchement d’elle-même, de naissance de sa subjectivité. Le parler en séance lui a donné un sentiment de force intérieure, d’élargissement de son insight et une meilleure compréhension de son travail d’analyse. Cette femme s’est inconsciemment confrontée, dans l’acte du rêve, à un moment inouï qui ne faisait plus bord à bord avec son moi d’avant, celui de se découvrir Autre à elle-même. Cela l’a d’abord renvoyée à la détresse primaire, la Hilflogiskeit de l’être nouveau-né humain, dans un appel au Nebenmensch, à un autre secourable. Dans le rêve, elle n’est pas restée à ce temps premier, le travail souterrain antérieur, déroulé au fil des jours et des séances, lui a permis cette deuxième possibilité psychique, celle de la transformation jusqu’à l’avènement libérateur, la deuxième naissance. Ce rêve est intéressant car il nous donne à penser les mécanismes profonds de défense plutôt que résistance du psychisme humain face à cette fêlure, béance ouverte par l’inouï de l’Autre, dans le cas ici d’une naissance subjective qui peut renvoyer dangereusement à un retour à la détresse originelle. 

L’inouï de l’Autre se découvre aussi dans le rapport à l’autre et la rencontre qui fait aussi émerger de l’incommensurable. Ce n’est pas l’accès au Je qui est difficile rappelait Lacan mais l’accès à l’autre, au « tu » du toi. La véritable rencontre élargit les limites du moi dans un effet d’inouï, la rencontre sexuelle est sous-tendue par le désir mais qui reconvoque aussi pour chacun la confrontation à la castration. Temps second de la rencontre qui n’est pas encore abordé pour ma patiente, car il faut d’abord naître à soi-même avant de pouvoir vraiment rencontrer l’autre. Le rabattement qui assimile, l’évitement visent à réintégrer dans l’expérience et rendre Heimlich le non connu mais freinent la capacité d’exister dans son déploiement indéfiniment extensif. Ne s’agirait-il pas plutôt d’accepter dans une réceptivité sensible le saut dans cette fêlure d’infini qui confère le sentiment d’exister dans sa capacité d’essor et d’arrachement, dans le déploiement possible de toutes ses dimensions ? Dans L’unique trait de pinceau, Shitao introduit un mot phonétiquement proche de la connaissance shi, 识 , qui est shou, 受, recevoir que Simon Leys a traduit par « réceptivité ».  Pour le grand peintre, c’est la réceptivité qui est la vraie connaissance, alors que la connaissance, shi, n’est qu’une re-connaissance de ce que l’on connait déjà. L’homme serait-il cet être dont le sentiment et l’exploration de l’exister serait variable selon les individus, le plus haut niveau atteint seulement par certains, qui comme les artistes aurait cette qualité de réceptivité permettant le saut inaugural ouvrant vers l’essor de leur expérience singulière de vie, leur vraie vie ?

La peur d’exister est ce que l’on retrouve fréquemment dans les fins de cure d’analyse, où au moment d’accéder à leur désir et les possibilités infinies qui s’ouvrent, les analysants agitent fréquemment l’épouvantail de la mort. C’est un passage difficile, comparé par Lacan à une entre-deux morts dans le séminaire L’Ethique, à partir d’Antigone mais dont le dépassement permet de s’inscrire comme sujet porteur de son désir, capable d’oser. Cette patiente avait fait un premier rêve avant celui de la dé-coïncidence, elle devait prendre place sur un parking ou un cimetière où elle voyait le corps d’un homme mort. Elle refuse alors de s’allonger le long du corps mort, faisant en cet instant du rêve, le choix de la vie, du côté de la pulsion de vie. Le rêve est un « acte psychique » disait Freud, capable d’inscrire durablement l’avancée psychique. Elle finira par me dire quelques séances plus tard « finalement, ce dont j’ai peur, c’est peut-être de vivre ». Je pense qu’il est important de ne pas négliger la dimension de temporalité psychique qui peut être très longue pour certaines personnes, suivant le discours entourant leur naissance, le ça parle de lui, voire accompagner quelquefois tout le cheminement d’une vie. « Vivre est dé-coincider sans discontinuer de cet état présent pour continuer de vivre. »

Le vivre

La question du vivre préoccupe la pensée chinoise depuis l’Antiquité. « Nourrir la vie », yang sheng est un principe aussi vital que « nourrir son souffle ». François Jullien en a fait l’objet de ses recherches philosophiques depuis plus de vingt ans. Elaborer une philosophie du vivre, dit-il, se heurte à une difficulté car vivre, comme respirer, est ce en quoi nous sommes engagés, sans recul pour le penser, sauf dans une cure analytique où l’on peut prendre le temps d’un retour à soi, pour penser sa vie et en même temps nous ne parvenons pas à y accéder. Toute la vérité sur son désir ne peut être faite, il restera toujours un insu, ou un ombilic comme disait Freud à propos du rêve. La psychanalyse, centrée sur la question du désir concerne elle aussi au plus haut point cette question du vivre dans sa capacité d’existence, ex-sister. Ceci dans le dire de l’analyse, amené à l’existence et dans un rapport tragique avec la mort, dans une dualité relevée par Freud au moment de sa théorisation de la pulsion de mort. Le dire dans l’analyse provoque des effets de réel qui feront trace dans l’analyse et dans la vie du sujet. L’Autre ne peut être qu’inouï, c’est sa seule condition de possibilité. La rencontre authentique permet de se laisser traverser par de l’autre, elle est débordement de soi par l’autre qui permet d’élargir les limites du moi d’un sujet, d’une pensée, d’une société. 

Oser, faut-il le rappeler est l’anagramme d’Eros, ou la pulsion de vie, François Jullien porte ce verbe au cœur de l’éthique. Lacan a proposé le terme d’extime, qui est l’intime pensé du point de vue de l’Éros. Aborder l’inouï est un saut aventureux, vertigineux, dans l’imprévu, comme un saut au-dessus du vide, sans filet. Cela amène le sujet à rompre avec ses défenses de contrôle, de maîtrise, de toute-puissance. L’inouï est une attitude éthique, une « inouïe attitude » d’ouverture, de dépassement, d’ex-haussement portant à se hisser à hauteur de l’inouï du monde et de la vie. Je ne peux, en tant qu’analyste, que souscrire à cette proposition d’une éthique de l’inouï, faire émerger l’inouï de chaque analysant pour pouvoir « renverser ce si lassant réel sur lequel l’esprit ne fait plus que glisser, en vie qui devient essor de ce qu’elle décide d’enfin l’aborder ». Lacan avait fait de l’éthique un thème majeur et l’avait placé, à la suite de Spinoza, comme une réponse possible au malaise dans la culture. Des décalages discrets ou transformations silencieuses opèrent par le biais du transfert, dans un travail de déchiffrement, de dé-couvrement patient sur cette « figure-fêlure » du sujet qui ouvrent progressivement sur du radicalement nouveau. N’est vraiment nouveau que ce qui dé-coïncide et de l’inouï peut alors jaillir. Une décision du désir est enfin rendue possible pour un sujet ex-istant qui peut alors découvrir son propre accord à sa vraie vie. 

                                                                                                     Monique Lauret.

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