L’ECRITURE CHINOISE : AU PLUS PRES DE LA LETTRE ?

02/04/2022

L’ECRITURE CHINOISE : AU PLUS PRES DE LA LETTRE ?

Paris, ENS
2 Avril 2022.

« Le parallèle entre l’inconscient et les écritures non alphabétiques est constant chez Freud et Lacan. »1 écrit l’historien Ernst Doblhofer.

Le langage avec sa structure préexiste à l’entrée de chaque sujet lorsqu’il arrive au monde. Il va s’y inscrire, s’y structurer et s’y développer, empruntant les signifiants premiers au lieu de l’Autre pour articuler une chaîne signifiante, l’inconscient. Lacan l’a articulé à la linguistique Saussurienne pour inscrire les découvertes sur l’inconscient dans un champ scientifique. C’est toute la structure du langage que l’expérience psychanalytique découvre dans l’inconscient. Ce que nous appelons la lettre, dit-il, dans L’instance de la lettre dans l’inconscient, est « la structure essentiellement localisée du signifiant »2. La lettre « produit tous ses effets de vérité dans l’homme, sans que l’esprit ait le moins du monde à s’en mêler. Cette révélation, c’est à Freud qu’elle s’est faîte, et sa découverte, il l’a appelée l’inconscient. »3

Le rébus inconscient emprunte aux langues non alphabétiques, Freud l’avait montré avec son « livre égyptien » des rêves, Die Traumdeutung. Le travail du rêve suit les lois du signifiant et les images du rêve ne sont à retenir que pour leur valeur de signifiant. C’est cette structure de langage, au principe de la signifiance du rêve, qui en rend possible l’opération de lecture. Dans Leçons d’introduction à la psychanalyse, Freud parle de la langue chinoise, une langue sans grammaire, « pleine de ces indéterminations qui peuvent nous inspirer de l’effroi »4, disait-il, mais qui développe les moyens par le biais du contexte, d’échapper à la multivocité et permet la communication, caractère qui manque au rêve. Lacan va désigner dans la représentation en images du rêve le support du chiffre « métaphoro-métonymique » de l’inconscient, dont le travail est un chiffrage. Il est ainsi possible d’épuiser selon cette lettre chaque proposition logique de l’inconscient, permettant dans le travail de la cure analytique un assèchement de l’imaginaire, jusqu’à buter sur le réel sexuel. « L’inconscient est le témoignage d’un savoir en tant que pour une grande part il échappe à l’être parlant. »5, c’est une énigme. Le codage de l’inconscient utilise n’importe quel niveau de complexité linguistique. Aborder son déchiffragedans une langue autre nécessite une certaine connaissance de cette langue. La langue lie le langage à la musicalité (langue tonale) et au geste, au corps. La langue tonale conserve l’empreinte précoce du lien mère enfant. La langue chinoise conserve grâce à ses différents tons un registre pré syntaxique, dans les traces mélodiques archaïques, présymbolique, et préœdipien rappelle Julia Kristeva. L’écriture préserve aussi son caractère évocatif, visuel et gestuel. « L’écriture chinoise pourrait être considérée comme un dépôt inconscient sensoriel dont le

1 Ernst Doblhofer, Le déchiffrement des écritures, Paris, Arthaud, 1959, pp.137-138.
2 Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient », in Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.501.
3 Jacques Lacan, op. cit., p. 509.
4 Sigmund Freud, « Incertitudes et critiques », in Leçons d’introduction à la psychanalyse, OCF, XIV, 1915-1917, Puf, 2000, p. 238.
5 Jacques Lacan, Le séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p.127.

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sujet pensant en chinois ne serait jamais définitivement coupé, et qui est le laboratoire par excellence de ses évolutions, innovations, résurrections. »6.

Aborder la langue chinoise amène à rompre avec les effets syntaxiques sur lesquels s’est forgée notre pensée. Aborder la langue française demande aussi le même lâcher prise du côté chinois. Accepter ce lâcher prise permet l’écart qui peut alors ouvrir à cet entre dont parle François Jullien, qui élargit l’espace de la pensée et autorise le jaillissement de l’inconscient, l’Einfall freudien. Entrer dans la pensée chinoise par la langue et son écriture permet de découvrir ununivers de pensée inouï, se découvrir aussi Autre à soi. Il faut faire l’expérience d’un « dehors » dit François Jullien, se mettre à distance de sa propre pensée pour laisser advenir du nouveau. Le traducteur va devoir se maintenir sur la brèche, penser entre deux langues dans cet entre- langues, pour pouvoir « produire » un commun intelligible. « …traduire, c’est, à mes yeux, à la fois assimiler et désassimiler pour laisser dans cet « entre » passer l’autre 7 ».

Dans la construction de la langue et de son écriture, la littéralité d’une lettre de notre alphabet est phonétique, associée à un son ; celle d’un caractère chinois est à la fois graphique, liée à un trait pictographique, assemblé en traits simples et séparés, enchainés selon un ordre rigoureux pour construire un caractère et phonique. En schématisant, le Chinois ancien peut être vu comme une langue à écriture non phonétique mais mixte, comme le hiéroglyphe égyptien qui se construit par homophonie et rébus graphiques. C’est une écriture morpho-syllabique et idéophonographique. À chaque position du ton dans la syllabe, correspond un inventaire différent de phonèmes. Chaque phonème devant en principe être représenté par une lettre, à la différence du français où les phonèmes se combinent librement. En chinois, les phonèmes s’organisent en séquence définie dans la syllabe qui est affectée d’un ton. Le caractère correspond à la fois à un segment sonore, la syllabe et à une unité de sens. L’idéogramme est une lettre8. La psychanalyse œuvre entre deux langues, celles du conscient et de l’inconscient, traduisant le contenu manifeste en contenu latent. Les formations de l’inconscient fonctionnent comme des écritures non alphabétiques, avec un inconscient qui connait toutes les possibilités de transformation linguistes et rhétoriques. Le codage inconscient utilise n’importe quel niveau de complexité linguistique et le rébus inconscient emprunte aux langues non alphabétiques. « Les psychanalystes doivent être sourciers et non ciblistes »9.

Le nom d’Œdipe s’écrit en chinois

édípǔsī , 俄狄浦斯. IL est composé de quatre éléments : é,

俄 qui signifie russe, peu significatif ici, mais dont le caractère est composé de la clé de l’homme

et du je ; dí, 狄 les Barbares du Nord, nom donné aux habitants des terres lointaines, pǔ, 浦 qui

signifie la rive ou le bord et sī, 斯 ce ou ceci. Œdipe pourrait-il se lire comme cette rive ou ce

bord des terres lointaines au je ?

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6 Julia Kristeva, « Une Européenne en Chine », Writer Magazine, avril 2009.
7 François Jullien, L’écart et l’entre. Leçon inaugurale de la chaire sur l’altérité, Paris, Galilée, 2012, p. 63.
8 Jacques Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient », op. cit., p. 510.
9 Jean-Jacques Pinto, « L’interprétation en psychanalyse : Traduction, transcription ou translittération ? », https://hal-univ-diderot.archives-ouverts.fr/hal-00807502, 4 avril 2013.

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Ecriture et langue chinoise

Son origine pictographique remonte à la découverte d’ossements et d’écailles de tortue datant de l’Antiquité chinoise, sous la dynastie Shang10. Les écritures oraculaires qui comportaient déjà plus de cinq mille caractères différents étaient utilisées selon le grand sinologue Léon Vandermeersch, à des fins de divination. Les craquelures obtenues par la scapulomancie sur os et sur écailles étaient lues comme des « proto-mots » graphiques. Proto et non encore mots11, souligne-t-il, car ils fonctionnaient comme opérateurs et non verbes dans une équation divinatoire. La pensée chinoise a été guidée à l’origine par une forme très sophistiquée de divination contrairement au monde gréco et judéo-latin où la pensée a été guidée par les croyances religieuses. Cette forme de divination va subir une évolution majeure permettant un passage de la pensée magique primitive en pensée rationnelle et quasi-scientifique, appuyée sur une représentation du cosmos. Le rationalisme divinatoire va diverger de la voie qui conduit à la théologie pour suivre celle d’une métacosmologie. C’est une spéculation « manticologique12 » qui a suivi des voies radicalement différentes de celles de la pensée théologique occidentale, éloignant ainsi les deux cultures.

L’écriture donne sa toute-puissance à la pensée, même s’il existe une incommensurabilité du langage à la pensée sur laquelle a insisté Bergson. Léon Vandermeersch a démontré que la finalité de l’écriture chinoise n’a pas été d’abord la communication, mais plutôt une forme de symbolisation, accompagnant les grands progrès de la civilisation protochinoise à la fin du néolithique. Il s’agissait de présenter un « algorithme » destiné à une utilisation rituelle et religieuse. C’est seulement après Confucius (VIe siècle av. J.-C.) que l’écriture fût employée à des fins de communication. C’est ce fil divinatoire qui explique la spécificité de l’idéographie chinoise et c’est du système idéographique attesté dans les inscriptions oraculaires que l’écriture chinoise dérive. La majorité des caractères se composent d’un élément figuratif et d’un élément phonétique, la phonétisation étant construite par homophonie, appuyée sur des graphismes qui restent statiques. Le signifiant phonique est aussi la matière centrale de la psychanalyse. Toute l’écriture s’appuie sur des pictogrammes qui donnent une orientation aux caractères, une assise à partir de laquelle des rébus à transfert peuvent se déboîter indéfiniment. Pour former un caractère, il suffit de faire un emprunt-rébus à un calligramme existant homophone, en l’assortissant d’une clé, la langue chinoise comportant un grand nombre d’homophones. C’est un principe de genèse des mots graphiques les uns à partir des autres qui utilise aussi des emprunts d’homophones, formant des néologismes graphiques composites.

La langue-pensée chinoise, comme dit François Jullien, s’est construite et fonctionne par corrélation et non sur le mode de la composition. Des lettres composées en syllabes, composées en mots, composés en phrases. C’est le modèle de description de la nature par Lucrèce13, des atomes qui composent des corps, comme les lettres composent les mots. Cette idéographie inventée au XIIIe siècle avant notre ère, restera instrument de l’administration d’Etat pendant sept siècles, jusqu’au premier millénaire avant J.-C. Gérard Pommier, s’appuyant sur les

10 La deuxième des trois premières dynasties royales, Xia (-2197 à -1766), Shang (-1765 à -1122) et Zhou ( -1122 à -256), in Philosophes confucianistes, Gallimard, La pléiade, 2009.
11 Léon Vandermeersch, Les deux raisons de la pensée chinoise : divination et idéographie, op. cit.
12 L’émergence de l’esprit de la manticologie chinoise est celui de la rationalité divinatoire, qui réduit l’infini des aléas des conjonctures du monde phénoménal à l’intelligibilité de quelques figures formalisées qui se prêtent à un calcul abstrait, une équation divinatoire, ceci opérant par instrumentalisation technique.

13 François L’Yvonnet, François Jullien. Une aventure qui a dérangé la philosophie, Paris, Grasset, 2020.

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travaux de Léon Vandermeersch, écrit « bien que l’écriture chinoise soit aussi phonétique qu’une autre, elle mérite pourtant d’être qualifiée d’idéographique »14, puisqu’elle a été conçue dès son origine, non pas en fonction de contraintes phonématiques mais en fonction des idées et des associations d’idées représentées par ces algorithmes. Tous les mots sont monosyllabiques et forment des atomes irréductibles qui peuvent être verbe, nom ou adjectif, dans des phrases sans conjugaisons ni déclinaisons. C’est la raison pour laquelle cette langue est celle des lettrés, car elle ne peut se lire que par effet de contexte, par expérience, connaissance et familiarité progressive. Le mot parlé se distingue des termes qui l’écrivent et l’écriture présente ainsi une coupure radicale avec le phonème. Cette formalisation a pu faire considérer le chinois comme une langue universelle, que Leibniz cherchait à inventer et que les philosophes occidentaux ont cru trouver dans cette langue.

La complexité de son écriture tient au fait qu’un caractère simple peut servir tantôt de phonétique, tantôt de clé. Une écriture qui sera alors plus précise que la parole. La langue quotidienne comprend deux à trois milles mots de base, la langue écrite en comprend plus de quarante mille mots. Une simplification de l’écriture a été mise en place en 1950 par les dirigeants de la République populaire provoquant une coupure entre le reste du monde sinisé et l’apparition d’une nouvelle forme d’illettrisme15. Le système de retranscription phonétique utilisant l’alphabet latin, le pinyin sera installé plus tardivement. Initié par Zhou Youguang, il a été accepté par l’Assemblée populaire nationale de la RPC le 11/02/1958 et adopté en 1979 par le gouvernement chinois.

Lacan, la lettre et l’écriture chinoise

L’écriture chinoise, monosyllabique au départ, dégage la composante visuelle de la lettre, le calligramme peut se lire dans n’importe quelle langue et ses caractères n’impliquent pas de prononciation particulière. Tous les signifiants peuvent s’y prononcer grâce à une seule syllabe et de cette manière la lettre révèle son double caractère : elle se tient au croisement de la littéralité et de sa signification, de la lettre et du signifiant. La double orientation de la lettre dans l’écriture signifie : que d’une part elle sert à forger des significations lorsqu’elle se lie à d’autres lettres, et que d’autre part lorsqu’elle reste déliée, elle représente le refoulé dans la signification. Une double orientation expliquant que dès qu’une langue non monosyllabique, comme le japonais, est pliée au même procédé, sa transcription se heurte à des difficultés sérieuses. Ce que Lacan a malheureusement constaté lors de sa tentative de traduction de ses Ecrits en japonais.

Lacan revisite Mengzi (Mencius) à partir de son séminaire L’éthique de la psychanalyse pour nous introduire à l’ensemble de son enseignement dans son rapport avec la « nature » des choses dans la culture occidentale. La question de la jouissance16, celle du « plus de jouir »17 forgée dans le séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, l’articulation du langage

14 Gérard Pommier, Naissance et renaissance de l’écriture, Paris, Puf, 1993, p. 223.
15 Françoise Lauwaert, Puissance et pouvoir de l’écriture chinoise, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, L’Académie en poche, 2015.
16 La jouissance est ce qui se produit lorsqu’un désir se réalise, mais c’est aussi ce qui a été primitivement interdit sous la forme de l’inceste. Dès lors son accès est problématique et sa rencontre peut être traumatique.

17 Concept forgé par Lacan sur le modèle de la plus-value de Marx. C’est une valeur de jouissance qui sans être de la jouissance, en tient lieu. C’est un en-plus qui se produit au moment d’une mutation de jouissance première, le renoncement à la jouissance incestueuse.

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et de l’écriture, la langue chinoise étant elle-même écriture, la calligraphie, cette discipline de

l’écriture, se dit shufa, 书法 ; c’est l’apprentissage modèle. Il y développe aussi le « trait

unaire » traduit du terme freudien de « trait unique » Einziger Zug, trait unaire autour duquel pivote toute la question de l’écrit et dont il fait le support de la différence. Lors de sa période de travail avec François Cheng, Lacan donne le 26 avril 1967 un cours du séminaire XIV sur La logique du fantasme. Il y démontre sa conception du trait unaire : « Ecrire, manipuler le jeu littéral qui constitue la théorie des ensembles consiste à écrire, comme tel, ce que je dis là : à savoir que le premier ensemble peut être formé à la fois de la sympathique personne qui est en train aujourd’hui pour la première fois de taper mon discours, de la buée qui est sur cette vitre et d’une idée qui à l’instant me passe par la tête, que ceci constitue un ensemble, de par ceci, que je dis expressément que nulle autre différence n’existe que celle qui est constituée par le fait que je peux appliquer sur ces trois objets, que je viens de nommer et dont vous voyez assez l’hétéroclite, un trait unaire sur chacun et rien d’autre18 », et de celui de l’identification en analysant l’ « Unique trait de pinceau » de Shitao, écrit par un peintre célèbre du début de la dynastie des Qing, poète et philosophe de sang impérial, de la dynastie Ming. Cet homme a dû se cacher dans un monastère à la suite de la chute de sa dynastie par l’arrivée des Mandchous et a offert à la postérité ce texte sur les origines de la création, traduit par Pierre Ryckmans (Simon Leys), qui stimule toujours un nombre croissant de lecteurs occidentaux. Shitao développe sa vision d’un univers vivant en constant devenir et de l’accomplissement de l’esprit humain au sein de ce devenir. « Dans ce contexte, l’artiste, par l’art du trait de pinceau, a pour mission d’établir le trait d’union entre l’âme humaine et l’âme de l’univers vivant, de relier les pulsions de l’homme à la pulsation du monde »19, écrit François Cheng dans un article intitulé « Le sourire de Lacan ».

Le chinois est la seule langue au monde, relève le sinologue Cyrill Javary, où le trait de l’unité primordiale, du un, est horizontal et non vertical. Il délimite ainsi deux espaces, un au-dessus, le Ciel et un au-dessous, la terre. C’est le début de l’organisation du penser par deux et de l’organisation Yin/Yang. Un des premiers héros mythiques civilisateurs de l’Antiquité chinoise, à l’époque néolithique, Fuxi, a été fondateur de la médecine chinoise et créateur de caractères. Dans son temple dédié construit sous la dynastie Ming, est inscrit : Tian Kai Hua Yi : « Un trait ouvre le Ciel »20

Lacan aborde aussi la notion de lettre : « La lettre n’est-elle pas… littorale plus proprement, soit figurant qu’un domaine tout entier fait pour l’autre frontière, de ce qu’ils sont étrangers, jusqu’à n’être pas réciproques. Le bord du trou dans le savoir, voilà-t-il pas ce qu’elle dessine. Et comment la psychanalyse, si, justement ce que la lettre dit « à la lettre » par sa bouche, il ne lui fallait pas le méconnaître, comment pourrait-elle nier qu’il soit, ce trou, – de ce qu’à le combler, elle recoure à y invoquer la jouissance ? »21 dit-il dans sa conférence Lituraterre le 12 mai 1971. L’inconscient, en tant qu’effet de langage, commande cet effet de la lettre. La calligraphie, cet art corporel du dit et du non-dit, domestique le corps et la jouissance pulsionnelle, elle s’avère être pure jouissance de la lettre. La dimension suprême de la calligraphie réside dans sa résonance selon François Cheng22.

18 Jacques Lacan, La logique du fantasme, op. cit., p.23.
19 François Cheng, « Le sourire de Lacan », in La cause freudienne, 2011/3, n° 79, pp. 35-45.
20 Citation relevée par Cyrill Javary.
21 Jacques Lacan, « Lituraterre », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 12.
22 François Cheng, « Le sourire de Lacan », in L’école de la cause freudienne, 2011/3, n° 79, pp. 35-41.

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Il est intéressant de relever que la question de la résonance qui revient en force dans la pensée contemporaine avec le philosophe allemand Harmut Rosa23, puise sa source dans la pensée

antique chinoise. La résonance, ganying, 感应, dont les deux caractères signifient éprouver,

sentir et répondre à la stimulation, apparaît au départ comme un phénomène purement physique de vibration du qi. Même nos sensations les plus intimes ne se limitent pas à l’intérieur d’une pauvre coquille dit François Cheng, « elles sont vibrations, ondes propagées dans un espace qui vient de soi, mais le débordant infiniment, en résonance avec la grande rythmique du Dao. Là est la définition même de l’extase24 ». Cette notion de résonance explique tous les phénomènes naturels selon la cosmologie corrélative25. Dans cette perspective corrélative, l’Homme en tant qu’agent cosmique est mis en continuité avec le Ciel et la Terre. « La résonance entre les catégories d’êtres est mystérieuse et insaisissable »26. Quand l’idéogramme est calligraphié, il prend en charge le corps, l’esprit, le désir et la jouissance. La calligraphie fraye ainsi la voie participant à ce « jouir utile » que développe le taoïsme. L’œuvre de Fabienne Verdier, témoin vivant de cette discipline orientale millénaire en illustre son sens le plus profond. Elle a d’ailleurs repris ce titre de l’Unique trait de pinceau pour un ouvrage recensant ces créations et interprétations de poèmes anciens. Son corps-pinceau traversé, inspiré et incarnant sous la force de la gravitation, à la fois le souffle premier, le trait, le geste déployé, nous emporte dans son mouvement et nous conduit à porter un regard autre sur le monde sensible. « Au centre du cercle, j’ai la sensation d’être à l’endroit même du non-manifesté en cours de gestation. »27 dit-elle dans ses entretiens avec Charles Juliet. L’artiste est donc à l’endroit du non encore représenté28. François Cheng écrit après ses multiples échanges avec Lacan : « Le trait est à la fois le Souffle, le Yin-Yang, le Ciel-Terre, les Dix mille êtres, tout en prenant en charge le rythme et les pulsions secrètes de l’homme. »29. Les Dix mille êtres symbolisent la totalité des êtres et de la manifestation, symbole de l’éternité. De sa rencontre avec Lacan, naîtra pour François Cheng la rédaction de son ouvrage L’écriture poétique chinoise.

L’hypothèse de Huo Datong

Que l’inconscient soit structuré comme un caractère chinois est l’hypothèse avancée par Huo Datong30, un des premiers psychanalystes lacaniens en Chine. Né en 1954, garde rouge durant la Révolution culturelle puis étudiant en histoire, il a été formé en France de 1986 à 1994 et analysé par Michel Guibal, un des passeurs de la psychanalyse française en Chine. Il a ouvert en 2000 un cursus universitaire (DEA) spécialisé de psychanalyse à l’Université de Chengdu dans le Sichuan, au sein du département de philosophie. La structure de l’écriture chinoise offre d’après lui, une clé ou un point de vue pour comprendre la structure de l’inconscient, son clivage et ses opérations. Les mécanismes de la composition des sinogrammes suivent les deux grands

23 Hartmut Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La découverte, 2018.
24 François Cheng, « Le Docteur Lacan au quotidien », entretien publié dans L’Âne, n° 48, oct-dec. 1991, pp.52- 54.
25 Anne Cheng, « Le Huainanzi », in Histoire de la pensée chinoise, op. cit., p. 298-306.
26 Huainanzi (Le maître de Huainan) 20, éd. ZZJC. C’est l’ouvrage le plus représentatif du début de la dynastie Han, rédigé au IIe siècle av. J.-C.
27 Charles Juliet, Entretien avec Fabienne Verdier, Paris, Albin Michel, 2007, p. 50.
28 Monique Lauret, Lacan, Mencius. La route chinoise de la psychanalyse, Campagne Première, 2022.
29 François Cheng, Vide et plein. Le langage pictural chinois, Paris, Le Seuil, 1979, p. 42-43.
30 Datong Huo, L’inconscient est structuré comme l’écriture chinoise, http://lacanchine.com.

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mécanismes du travail du rêve proposés par Freud : la condensation et le déplacement. Il pose l’hypothèse que la rupture entre la figure du sinogramme et le son signifie la rupture qui se passe entre l’imaginaire et le symbolique et développe un modèle de la triple structure inconsciente définie par Lacan de réel, symbolique et imaginaire, qui se fonde sur la structurede l’écriture chinoise. Le sujet parlant (dans la parole et les lapsus) et le sujet montrant (dans le rêve et l’écriture), existent en commun dans les symptômes où il parle en même temps qu’il montre. Suivant l’idée chinoise que ce que l’on a vu est plein et entendu est vide, la pratique de la psychanalyse en tant qu’activité de parler-écouter doit être considérée pour Huo Datong, comme une pratique de conduire le plein par le vide.

Conclusion

Au sujet de l’expérience analytique, Freud et Lacan ont insisté sur la fonction de lecture d’une parole. L’inconscient est à lire dans le discours du patient, la langue de l’inconscient se déchiffrant comme une lettre, la lettre de l’inconscient ; l’énonciation d’un discours étant différente de l’énoncé. Le psychanalyste se tient, tout comme le traducteur, dans cet « entre- langues » dans son écoute. Le but de la psychanalyse est de faire advenir du sujet authentique et responsable, un sujet porteur de sa parole, de son désir. Il est intéressant de relever que la langue chinoise avait déjà dès l’Antiquité, peut-être intuitivement intégré cette notion, le

langage humain se disant yũyán, 语言, yũ, 语 la langue et le deuxième caractère le yán 言,

signifiant le mot, la parole. Lorsqu’il est rajouté de la clé de l’homme il définit la lettre, xìn, 信, ou la vérité. La langue chinoise a cette particularité si forte d’avoir pris une écriture aussi étrangère à sa langue, qu’elle laisse possible à chaque instant la distance de la pensée, soit le passage possible de l’inconscient à la parole. La traduction laisse aussi cet espace. D’un inconscient dont les Chinois ne sont pas démunis ni indifférents, contrairement à ce qu’annonçaient certains philosophes des années soixante-dix, mais d’un inconscient structuré comme écriture et langage. L’écriture chinoise aurait été inventée par un personnage légendaire, Cang Jie, ministre de l’Empereur Jaune, pendant la Période des Royaumes combattants (-475/- 221) ; une période de grand désordre moral et politique qui a vu la naissance de la pensée confucéenne. Il était représenté avec deux paires d’yeux, soit quatre yeux lui permettant de voir à la fois les secrets du ciel et de la terre, soit une paire d’yeux pour le signifiant et une paire pour le signifié ?

Liant la langue chinoise aux nœuds, Lacan dit en 1972 dans sa dernière partie théorique : « Quand vous approchez certaines langues – j’ai le sentiment que ce n’est pas faux de le dire de la langue chinoise- vous vous apercevez que, moins imaginaires que les nôtres, les langues indo-européennes, c’est sur le nœud qu’elles jouent. »31. Ce sera la période d’élaboration pour Lacan de sa dernière partie théorique, la topologie des nœuds. Les langues de la Grèce et de l’Inde ont des racines communes, elles appartiennent au même ensemble indo-européen. La langue chinoise n’a pas de construction grammaticale développée, elle procède autrement pour exprimer les nuances ; la contextualité et l’intercontextualité ont une importance capitale32. La langue chinoise ne conjugue pas, ce qui permet une autre caractéristique de la pensée chinoise, la pensée du processus33, dans un perpétuel déroulement-renouvellement. Le réel entier est

31 Jacques Lacan, Les non-dupes errent, Le Séminaire, livre XXI, séance du 11 novembre 1973, séminaire inédit. 32 François L’Yvonnet, François Jullien. Une aventure qui a dérangé la philosophie, op. cit., p. 41.
33 François Jullien, Procès ou création. Une introduction à la pensée des lettrés chinois, Paris, Seuil, 1989.

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processuel. La pensée chinoise ne situe pas dans la pensée d’une logique d’être mais de flux, en échanges réciproques et qui exigent la régulation. Le « sujet » ou « substance » est support du changement dans la pensée européenne depuis la Physique d’Aristote (190 b) ; or dans la pensée chinoise le changement s’effectue par inversion des polarités, du yin vieillissant au yang naissant, le sujet n’est pas clairement explicité. La pensée européenne n’a pas envisagé la processualité pour François Jullien, car elle pense en termes d’être et devenir. La processualité relève d’autre chose, il n’y a ni être ni devenir, ni cause, ni fin, c’est la définition même du Tao, de la Voie. Pas une Voie qui conduit à un but mais une Voie qui montre le chemin. Le Tao est la Voie, la vertu est la capacité du processus, donc de la processualité, dont relève aussi l’inconscient.

Monique Lauret.

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