Le duende du toréador, du flamenco et celui de l’analyste

06/09/2019

Le duende du toréador, du flamenco et celui de l’analyste

Gérard Pommier

Federico Garcia Lorca a fait une magnifique conférence à Buenos Aires sur l’art du Duende :  Juego y teoria del Duende. Le Duende est ce mot intraduisible en français qui dit ce qu’est l’art d’avant l’art. C’est l’art de se quitter dans son propre geste de création, de s’abandonner comme dans le toreo, le flamenco, ou – je le crois – le geste analytique. Celui qui ne s’abandonne pas n’est pas un artiste authentique, qui disparaît lui-même dans l’accomplissement de son œuvre : C’est un commerçant. C’est encore plus frappant lorsque l’œuvre elle-même s’efface. On trouve un bel exemple de l’effacement de l’artiste en même temps que son œuvre dans la « poésie d’eau » en Chine. Dans un jardin le dimanche la foule se rassemble autour d’un poète : il trempe son pinceau dans un sceau d’eau. Il écrit un poème sur une grande pierre blanche horizontale et la poésie s’évapore ensuite au soleil ! Il n’en reste aucun calligramme. 

Cette conception de l’art qui ne laisse pas de trace, analphabète a été développée par l’écrivain espagnol Bergamin dans ses livres sur la « Solitude sonore du toreo ». Benjamin cite au début de son livre un poème de Saint-Jean de la Croix :

La nuit reposée

pareille au lever de l’aurore

musique tue, Musica callada

solitude sonore.  Soledad sonora. 

Et Bergamin nous fait comprendre la connivence des vers de Saint Jean avec le geste du toreo–Il réunit « la musique tue, musica callada et la « solitude sonore » Soledad Sonora … Je cite « le spectacle a sa musique propre, sa musique tue, sa musique pour les yeux ».

L’art analphabète est au premier plan dans le toreo et le flamenco. Dans la corrida, la mort qu’il faut amadouer se joue dans une arène. Une musique tue donne à ce spectacle sa chorégraphie : elle rythme la danse du toréador. Chacun voit qu’il danse sur un air dont ne demeure que le mouvement de ce corps qui s’expose – puis se dérobe. C’est un flamenco dont le chant s’est tu. Retirez la musique du flamenco, et vous verrez se poursuivre en silence la chorégraphie du toreo. Il en garde la dissonance : la feinte minime qui dévie la charge mortelle. 

Dans le flamenco aussi il y a un affrontement mortel, beaucoup plus subtil, c’est celui de l’affrontement du masculin et du féminin. Le féminin commence toujours par se refuser, c’est un principe de négation universelle, qui est au principe de la loi ; Ovide écrivit que jamais une femme ne fit les premiers pas devant Jupiter lui-même. Elles incarnent la loi, par exemple lorsqu’elles dénoncent les harcèlements sexuels. Avant de dire oui, il leur faut d’abord feinter comme les toreros le font, et en ce sens l’homme est un taureau, et tant qu’il est un taureau, c’est une sorte de père primitif incestueux, dont il faut dévier la charge. Et la subtilité de la danse flamenco est là, qui montre la même scénographie que la corrida. Si l’homme n’est plus un taureau il doit aller chercher la femme qu’il aime, il doit aller la chercher au fond du Labyrinthe où le Minotaure l’attend, c’est l’histoire de Thésée et d’Ariane et Thésée doit tuer le Minotaure, tout comme le toréador danse avec le taureau avant de le tuer. Affronté à ce symbole du père primitif, l’homme se débarrasse de sa bisexualité et le féminin devient l’idéal à conquérir. Il faut quitter son corps pour le retrouver grâce à l’amour. Il y faut le Duende qui se montre dans les différentes passes du flamenco, le refus qui commande l’acceptation, jamais tout à fait consentie. Le masculin doit faire sa preuve dans cette épreuve. C’est en quelque sorte une façon de complexifier la brutalité de la corrida, et son enjeu mortel. La mort promise de la corrida a son équivalent dans l’amour, c’est l’orgasme et son cri de Minotaure. L’orgasme est le cri de la mort du père qui conclut la corrida de l’amour. Vous pouvez lire cette équivalence de la mort du père et de l’orgasme dans le texte de Freud « Dostoïevski et le parricide ». Dostoïevski avait une crise d’épilepsie à chaque fois qu’il se confrontait à son père, dans son labyrinthe mental. Le flamenco complexifie ce qu’il se passe dans la corrida, où le torero devient un homme, à la condition d’avoir accepté la mort. Certains toréadors ont dit qu’ils avaient l’impression de faire l’amour quand ils dansaient avec le taureau. Dans un film d’Almodovar, l’héroïne tue un toréador de la même manière qu’on tue un taureau. Dans une arène il y a une sorte de danse très géométrique. 

Pour Bergamin, sans cette géométrie pythagoricienne, … je cite : « La fête tauromachique ne serait qu’un barbare massacre rituel, ce qu’il est d’ailleurs pour bon nombre ». Sans sa chorégraphie, sans le rythme de sa présence qui s’absente, sans sa suerte de muerte, le geste du toréro ne serait qu’une pornographie macabre. La présence qui s’absente donne son rythme au risque d’une mort réelle métamorphosée en mort spirituelle. 

Qu’est-ce que cette « musique tue » du toreo, sa « solitude silencieuse » ? Musica callada, Soledad sonora. Le lecteur de La solitude sonore du toreo apprend que le toreo est d’abord pour le toréador une ligne de partage entre deux espèces de la mort : l’une est celle de sa chair, qu’il risque. L’autre est l’abandon intime qu’il faut avoir consenti avant même de toréer. Le toreo est moins un affrontement à la mort réelle que son esquive : il demande de s’être déjà abandonné avec l’élégance du Duende. Je cite : « un torero peut faire semblant de risquer mourir et il effraye ainsi le public. Il fait comme s’il jouait sa vie, alors qu’il aurait dû l’avoir déjà quittée pour nous donner « une leçon de musique pythagoricienne » … 

A un débutant qui lui demandait comment bien toréer, Raphael El Gallo répondit : « Si tu veux bien toréer, oublie que tu as un corps ». La charge du taureau rend visible cette esquive qui fut d’abord intime avant l’heure d’entrer sur l’arène. Pour Dominguin, le toréro véritable est déjà mort lorsqu’il entre dans son cercle car…« autrement, il n’irait pas » … « Oublie que tu as un corps » – répondit Belmonte à un novice qui voulait savoir comment bien toréer. Oublie-le à l’heure de tempérer la charge, de la diriger, de l’arrêter et de la recueillir. …templar, mandar, parar y recoger. Il faut se détacher de sa chair avant d’exécuter la figure, l’esquive et la feinte Al señirce, en la suerte, en el recorte y en el galleo. C’est la même scénographie que le flamenco, transposée en affrontement du masculin et du féminin qui se résout en un cri orgastique.

Ces toréadors sont fidèles à Saint Jean de la Croix, qui écrivit dans son « Résumé de la perfection » un poème appelé : « L’oubli du créé » – El Olvido de lo criado. L’oubli du corps accompagne la musique tue, et le toréador entre dans l’arène habillé de cet oubli. L’art du toreo rend visible un invisible : il donne sa profondeur à un spectacle qui – sans lui – serait une boucherie. C’est moins la mort, qu’un abandon préalable, un geste mélancolique qui pleure sa propre perte et fait monter les larmes aux yeux. 

C’est ainsi que le Toreo accomplit les Suertes. Suerte signifie « la chance » : dans la vie ordinaire, c’est celle que l’on souhaite par exemple à un ami. C’est aussi le hasard, le sort – bon ou mauvais. C’est différent dans le toreo : car ce mot ne vaut rien sans le partage des territoires dans l’arène. Impossible d’être seul maître de la Suerte ; il y faut la charge du taureau, et le toréro doit lui laisser son espace, s’il veut mettre son art en scène. Cette Suerte si spéciale participe à toutes les figures du jeu taurin. Suerte comporte un double sens, une équivoque. Elle suppose à la fois l’attente provocante et immobile du torero, et la charge du taureau. Il en va de même de la provocation féminine dans le flamenco. 

Ce mouvement met en lumière l’instant privilégié de l’effacement, le moment suspendu d’une mort qui n’en est pas une, mais s’en détache. C’est le dédoublement de s’abandonner pour se retrouver. 

J’ai pensé plus tard que la « musique tue » du Toreo ou du flamenco en musique parle aussi du « silence sonore » de l’analyste. La comparaison n’a rien d’évident ! La parole charge-t-elle comme un taureau, qu’il faudrait faire passer ? Et pourtant l’analyste – lui aussi – doit quitter son corps pour accomplir son geste. Et il opère – lui encore – por recortes y galeos – par esquive et par feinte. 

En ce sens, la parole a toujours été un taureau qui charge. Dans les dialogues ordinaires, chaque rire, chaque mot d’esprit fait sa passe pour feinter la charge frontale. La parole est agressive : écoutez la naturelle de la moquerie lancée de face, il faut que celui qui parle se moque de quelqu’un : de l’interlocuteur, d’un tiers, ou au mieux – celui qui parle se moque de lui-même.

Lorsqu’une séance commence, l’analyste ne rit pas. Je n’ai jamais vu une photo de Freud avec le sourire. L’analyste ne sourit pas : il feinte la puissance barbare de la parole. Il n’échange pas la parole : il la donne. Donner la parole, c’est d’abord se taire. C’est un don sans contredon, cela n’existe qu’au prix d’un sacrifice. Cette esquive a son duende propre pour que la passe s’exécute, dans une sorte de suerte de muerte, qui dans ses plus belles figures met aussi les larmes aux yeux. Un souvenir qui revient fait brusquement pleurer, et le sujet du sanglot se sera ainsi montré. Il pleure lorsque sa pensée se fracture sous le coup de son désir contrarié. Quiconque est en train de parler retient un sanglot, qui ne monte que très rarement.

Dans le toreo, la passe réussie fait monter les larmes aux yeux lorsque la charge se résout en musique pythagoricienne. De même la passe de l’analyste fait lever les répétitions : ce sont les rimes d’un vécu actuel avec des souvenirs du passé, qui laissent monter les larmes. On entend souvent dire que le passé est le passé et que rien ne peut changer du passé. Ce n’est pas vrai. La plupart du temps, le passé n’est pas passé : il s’agrippe au présent et plombe la vie actuelle. La virevolte des souvenirs qui riment avec l’actuel allège le passé enfoui, pour qu’il passe enfin, et que les larmes coulent. Car mieux que tout, en attestent les larmes versées devant quelqu’un qui les voit : il faut que leur bruit de source, soit entendu. Au fond, le « je » n’est qu’un « je » de larmes. C’est ainsi qu’il revient à la vie, si quelqu’un est là. La même pensée ne fait pas pleurer, si elle n’a pas été entendue.

Seul l’art de la feinte et de la dérobade tire de l’oubli les fantômes d’une obsession secrète, d’une honte tue ou d’un désir renié. Ils ne sortent qu’à l’improviste des abris du corps symptomatiques. Faire parler l’Einfall, le faire rimer avec son histoire selon une prosodie qui échappe à Aristote, c’est lui donner un sujet. Elle s’évanouit dès qu’un « je » l’énonce. C’est un « je » assez facétieux, puisqu’il fait un croche-pied au « je » de la pensée : il entre en scène avec un beau lapsus, par exemple. 

L’analyste arrive en scène, avec rien dans les mains, rien dans les poches. Il sait seulement que la parole va charger, que les images embusquées dans leurs prisons sont là à l’attendre, elles le guettent : il faut anticiper sur leur avènement. Il faut agiter une sorte de muleta, avec la certitude anticipée que ça va sortir, même lorsque rien ne semble s’annoncer. L’analyste sait au moins cela : le taureau l’attend au fond du labyrinthe de la parole. Il va sortir la tête de son trou si quelqu’un agite une muleta et fait comme s’il était déjà là. 

L’inspiration du geste psychanalytique, son cante jondo, son chant profond, sa basse continue, c’est de provoquer, puis de laisser la parole se fendre dans son propre mouvement, se casser comme une noix. Le silence n’y suffit pas. Autre chose est le silence léger de celui qui s’efface, non seulement en un temps initial, mais en provoquant, puis en laissant le dire charger, et cela pendant toute la durée du geste. 

Pour continuer la métaphore taurine, l’interprétation est la muleta qui fait tourner sur lui-même le taureau des mots, qui retourne à front renversé leur charge. C’est le sauve qui peut lorsque les associations partent dans les sous-bois des vocables, dans leurs infinis miroitements, dans des voies de traverse qui ne s’emprunteraient jamais sans le geste initial. Ce sont les chemins qui ramènent à l’enfance et à ses espaces où tout s’allège. 

Pendant les séances, je reste parfois debout. Je bouge un peu, ça tangue sur le flux de ce qui se dit. Mon territoire et celui de l’analysant se déplacent. Sa parole prend ainsi tout son champ pour charger – de front, bien en face, jusqu’à l’intersection des deux territoires, en un rendez-vous dont rien n’a décidé d’avance. Pas de boussole, pas de sextant. Ça va venir, mais j’ignore quand. Je n’attends pas sans rien dire : j’anticipe, je provoque, j’appelle la charge : à quand l’effraction du rêve, le souvenir qui tombe à pic, le coup de corne d’un lapsus, la faute d’accord qui embroche le masculin sur le féminin, ou un instant de surdité inattendu ? Je fais comme si la rencontre était inévitable, qu’elle attend son heure et le geste agile – finalement pythagoricien – qui délivre. 

L’analysant n’est pas un taureau bien sûr ! Mais la pulsion de mort court à la vitesse des mots : la mesure du silence la libère, la solitude sonore l’enrobe et l’esquive. Elle la retourne en s’appuyant sur sa propre force et la ramène à son destin de répétition, c’est-à-dire poétique. En un geste muet, elle rassemble la meute des pulsions, car la pulsion de mort fut la première à les aligner sur leur ligne de départ. 

L’analyste – comme le torero – a laissé lui aussi son corps au vestiaire : il s’est tu comme la musique à l’heure du « merveilleux silence ». 

C’est un art vivant d’avant l’art, qui affronte la mort qui charge, qui la prend dans sa cape et la fait passer d’un geste renouvelé, toujours à inventer.

L’analyste n’est pas la cible de l’analysant –qui n’est pas un taureau qui charge. C’est le refoulé qui fonce en même temps que la parole. Elle ne prendrait pas son élan sans la présence de celui qui s’efface, et l’enrobe de sa passe. La pensée est un torril, dont déboule le taureau : le « je » cartésien charge, son interlocuteur n’est personne. C’est une suerte de muerte à sa manière plus étonnante que celle du toréo et du flamenco, puisque c’est elle qui provoque et fait apparaître le taureau et le laisse charger. 

De même que le torero n’est pas l’objet du taureau, qui ne libère qu’une fureur intime, l’analyste n’est l’objet de l’analysant : c’est un sujet qui s’efface, un sujet pour deux, avec lequel s’accomplit une passe, une feinte de la pulsion de mort comme lors du premier jour. Ce geste sort les Einfall de l’oubli, mais il s’oublie lui-même aussitôt. Il ressemble en cela aux autres arts analphabètes, comme le toreo, le flamenco, les arts martiaux et plus encore la poésie, qui en un tour de phrase fait consonner déréliction et résurrection. Si ces arts ne rimaient pas avec leur poésie d’origine, ils ne seraient que des techniques ou des jeux barbares. 

Une séance d’analyse elle aussi peut devenir un jeu barbare. Il arrive qu’un analyste ne soit pas à la hauteur avec un certain patient, parce qu’il ne se tient pas à sa place : il empiète sur son territoire, et ne laisse pas sa parole charger. En quelque sorte, il ne distingue pas le taureau de la parole (qu’il faut dévier et faire passer) de l’analysant qui la laisse aller. Au lieu de faire rimer un mot avec un autre, de faire tourner la parole sur elle-même, d’accorder une image présente avec une du passé, il estoque celui qui parle, comme si c’était lui-même qui était menacé. Il s’imagine que le « transfert » le concerne. Mais non ! Le transfert est ce qui saute d’une ligne de pensée à une autre, avec laquelle aucun rapport n’avait été établi jusqu’à ce jour. Le transfert, c’est la cascade de rimes qui remonte le courant du plus proche au plus lointain. Les transferts sont tout d’abord au pluriel, adressés à un autre auquel ils tendent la main. Il ne faudrait quand même pas s’imaginer que l’analyste est l’objet du transfert : il est au service des transferts. Pour que la charge de la parole passe, l’analyste feinte et se dérobe. C’est son invention propre, lorsqu’il fait le juste pas de côté, découvrant la rime des transferts qui sonne. Dans la durée de son geste, les associations emprisonnées « transfèrent » et se libèrent. C’est une passe qui ne s’invente pas, mais qui est ordonnée par la répétition. Elle est la servante plus que la maîtresse de ce qui sonne et répète. L’analyste est le serviteur du jeu poétique, et c’est l’erreur des garçons bouchers de croire qu’ils en seraient les maîtres. Lorsqu’un sentiment leur est adressé, il est secondaire au jeu des transferts rimés.

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