L’ADOLESCENT, LES ADDICTIONS ET LA PULSION DE MORT

10/01/2022

L’ADOLESCENT, LES ADDICTIONS ET LA PULSION DE MORT

par Monique Lauret

 

Congrès de Shanghai, 18 décembre 2021.

L’adolescent et le jeune adulte d’aujourd’hui sont-ils plus facilement soumis au risque de développer des addictions ? La profusion des objets mis à disposition, l’engouement pour le numérique et internet laisserait présupposer que oui, offrant une prothèse imaginaire à des égos fragiles et en plein développement. La vie et la mort peuvent avoir une valeur équivalente chez l’adolescent en recherche de limites et qui n’a pas conscience de la vraie valeur de la vie. Lesconduites à risque peuvent lui permettre d’éprouver les limites et son sentiment d’existence.

La période de l’adolescence est une période de remaniement identitaire. Les conflits psychiques précoces de la petite enfance vont être réactivés et retraversés de manière constructive, permettant l’intégration des mouvements psychiques internes. C’est une période de deuxième chance dans un travail de deuil de la relation aux parents. Sa réussite dépend des possibilités de relation et du travail psychique interne et permet d’ouvrir à l’exploration de la vie. « Le choixd’objet de la période pubertaire doit renoncer aux objets infantiles et prendre un nouveau départ en tant que courant sensuel »1, dit Freud dans les Trois essais sur la théorie sexuelle. Dans ce travail de séparation, la puberté confronte à nouveau l’adolescent à « l’épreuve de la survie de ses parents et de ses objets identificatoires face à la violence de sa pulsionnalité érotique et agressive »2. C’est une épreuve intersubjective fondamentale, dont le dépassement permet l’inscription dans l’aire culturelle, dans le symbolique. L’enjeu pour l’adolescent est d’inscrire sa place dans la société. Cette épreuve intersubjective ne se déroule pas sans angoisses ni symptômes : angoisses, dépressions, conduites à risques, automutilations et suicides. Des symptomatologies plus fréquentes sont retrouvées chez les adolescents d’aujourd’hui, celle des états-limites et celle de la question des addictions dont l’incidence est en nette augmentation depuis les années soixante et en grande inflation depuis la crise sanitaire du Covid-19. Un plan national de mobilisation contre les addictions a été mis en place en France en 2019.

L’adolescent est aussi confronté à une difficulté d’intégration de son corps génital sexué, de ce corps qui change trop rapidement, pouvant créer des angoisses identitaires, des conflits intrapsychiques. Le fantasme se construit à cette période. Les transformations corporelles, psychiques, relationnelles sont révélatrices des assises narcissiques construites auparavant. Les conflits intrapsychiques vont se traduire par l’apparition de symptômes. Les attaques du corps comme les automutilations sont considérées comme des tentatives d’apaiser psychiquement le conflit exacerbé. La fuite vers les addictions ou le repli sur l’écran peut alors devenir solution à l’angoisse, à la séparation.

Philippe Jeammet avait relié l’accroissement actuel des addictions aux transformations profondes des modes de vie et des relations intra familiales : « Aux échanges relationnels vivants et diversifiés, potentiellement conflictuels, ouverts aux changements et à la découverte, se substitue le repli sur soi et sur des objets de substitution qui ont en commun de se prêter à une relation de maîtrise. Les relations vivantes font place aux relations d’emprise, aux émotions se substitue la quête de sensations. »3. Pathologies du sujet post-moderne plus en prise avec l’objet ? « Crash dans l’objet pulsionnel » du sujet de tous les temps de l’Histoire, dit Gérard Pommier.4 Crash possible tant que le sujet n’est pas psychiquement séparé de l’Autre maternel. La seule contrainte c’est le désir de l’Autre rappelait Lacan, qui réinsiste à revenir sur la scène de l’inconscient tant que l’on n’en a pas suffisamment démêlé avec les identifications premières. Mais représenter permet de donner congé à l’irreprésentable et la mise en mots adressée à un autre, le psychanalyste permet de mettre à distance le magma incestueux dans lequel le sujet en devenir est pris.

Les restrictions actuelles des liens vivants imposées par le confinement pendant la pandémie mondiale liée au Covid-19 que nous traversons ne sont pas sans effets majeurs chez les enfants et les adolescents. Le travail de la pulsion de mort œuvre au niveau collectif et au niveau individuel. Dans les analyses d’enfants, comme chez les adolescents et les adultes, la pulsion de mort sous-tend les répétitions qui peuvent être catastrophiques pour les sujets. Dans un article paru en France5 le 26 novembre 2020 à la suite d’une enquête à l’hôpital pour enfants Robert-Debré situé dans le nord-est de Paris, le nombre de tentatives de suicide chez les enfants a doublé depuis un an suite aux périodes de confinement et les hospitalisations en pédopsychiatrie ne cessent d’augmenter. Le nombre d’urgences a doublé depuis dix ans et les troubles sont nettement plus sévères, des TCA (troubles du comportement alimentaire) restrictifs sévères, des hyperanxiétés, des TOC et de nouveaux troubles phobiques comme l’émétophobie, la phobie du vomissement accompagnant les peurs d’attraper le virus. Plusieurs études menées en Chine ou en Europe rapportent une augmentation des idées suicidaires et des tentatives de suicide chez les enfants depuis la pandémie. Il y a aussi une aggravation des comportements addictifs liés aux jeux vidéo et à tous les types d’écrans ainsi que les addictions aux stupéfiants. Un des médecins hospitaliers dit que le pourcentage de ses consultations liées à ces addictions est passé en sept ans de 10 à 90%. Et l’intervention des parents pour poser une limitation amène l’enfant à des crises impressionnantes.

La dépendance

La dépendance est un temps premier du développement de l’être humain qui arrive immature à la vie. La dépendance appartient au temps premier de l’aliénation décrit par Lacan, inscrit dans le champ de l’imaginaire, avant le deuxième temps, celui de la séparation qui s’accompagne de l’autonomisation et de l’inscription dans le symbolique. Le temps de construction de soi est un temps nécessaire, dont l’homme ne pourra pas faire l’économie même si les promesses de lascience avancent le contraire dans le projet de l’« homme augmenté »6 par la technique. Le temps de construction de soi est quelquefois entravé ou arrêté par des traumatismes intrafamiliaux ou collectifs, les négligences et les maltraitances. La solution addictive peut-être une tentative de fausse réparation, de fuir, d’échapper aux démons intérieurs de la douleur, de la dépression et de la reviviscence traumatiques des faits réels. La tâche centrale de l’adolescence est l’acquisition du sentiment de sa propre identité qui peut être bousculé lors d’évènements traumatiques de vie, entrainant alors de nombreux symptômes.

Créer une historicité, de manière à extraire un sujet de la solitude et de la détresse dans laquelle l’a plongé le traumatisme, c’est ce qui incombe à l’espace de la cure psychanalytique, dans un travail du tissu psychique par la parole. C’est un dialogue qui permet d’établir la relation et de pouvoir entendre l’enfant dans l’adulte.

L’angoisse

L’angoisse a été définie par Freud, comme signal produit à la limite du Moi, en réaction à la perte d’un objet. Cette notion a ensuite été reprise et réaffirmée par Lacan dans son rapport avec le désir.

Le psychisme dominé par une organisation narcissique maintient prisonniers ses aspects sains à travers l’omnipotence et la destructivité. Cela empêche son développement et compromet la possibilité de nouer des relations avec des objets en mesure de l’aider dans son développement et son évolution, en le poussant en direction de la mort (Rosenfeld, 1971). L’objet se révèle incapable de contenir, d’intégrer et d’internaliser les émotions et les expériences d’abord du nourrisson puis de l’enfant dépendant va accentuer les angoisses d’anéantissement et de morcellement décrites par Melanie Klein au tout début de la vie et fragiliser les capacités de symbolisation. Ces capacités résultent de la création de significations nouvelles, s’intégrant au sein d’un tout plus harmonieux, à partir de la relation avec un autre qui entre en résonance. Les expériences non reconnues dans leur signification émotionnelle empêchent le sujet d’accéder à une meilleure compréhension de son psychisme. Le développement de relations intimes est compromis et l’activité de symbolisation reste incomplète. Ce qui fait que les symptômes de dépression, de frustration, de douleur psychique et de conflits divers deviennent difficilement supportables par manque de contenance et de ressources psychiques internes et les expériences émotionnelles sont alors évacuées.

Les positions schizo-paranoïdes et dépressives décrites par Melanie Klein sont réactivées à la période de l’adolescence remettant en scène les angoisses archaïques, les fantasmes haineux et destructeurs envers les premiers objets. Mais l’objet haï, envié doit pouvoir tenir debout face aux attaques de haine, ne pas être détruit ni se retourner en représailles contre le sujet, ce qui constitue les plus anciennes et angoissantes situations de danger. L’épreuve de la survie à sa propre destructivité est tout aussi capitale à l’adolescence qu’au début de la vie. À défaut, le moi ne pourra pas utiliser l’objet et restera seul face à des angoisses insurmontables. Le sujet reste sous l’emprise d’un vécu de menace imminente, alors que la catastrophe a déjà eu lieu, rappelait Winnicott7. À défaut d’objet d’investissement suffisamment stable et fiable, l’agir autodestructeur domine, dans une logique d’auto-engendrement et de défenses massives. C’estune logique que l’on retrouve chez les jeunes radicalisés. La violence extrême agie est toujours en lien avec de telles angoisses « agonistiques » et un désespoir existentiel non représentable, « Une forclusion de l’espoir » dit Roussillon8. La question de la survie psychique peut organiser un système de défenses que vont représenter le clivage, le déni et la toute-puissance, mécanismes que Melanie Klein nommait de type maniaque. Les problèmes de l’adolescence sont liés au moment de résurgence de cette « position dépressive » avec le deuil de l’enfance à effectuer, dans un remaniement des identifications sur un mode de « chaos » qui peut durer quelques années après la puberté, dans l’articulation des ambivalences amour-haine et dépendance-indépendance. L’élaboration des angoisses de séparation peut entrainer des affects très violents en prise directe avec le corps.

Le modèle kleinien offre une approche psychopathologique intéressante qui permet de penser la question des états-limites. Ces patients seraient fixés à une phase archaïque du développement psychique, la position schizo-paranoïde9. Ils utilisent les défenses propres à cette période : le clivage, le déni omnipotent, l’identification projective, l’idéalisation. Cet arrêt du développement psychique, des processus d’intégration, peut être le fait de carences, de négligences émotionnelles dans l’enfance, voire de traumatismes. Le pronostic péjoratif du devenir dépendrait de la sévérité du dysfonctionnement et de la psychopathologie, et s’associe souvent à une histoire d’abus sexuel, de négligence dans l’enfance, à un PTSD ( Post-traumatic Stress Disorder) et à des carences familiales.10 Le sujet n’a pu acquérir la constitution d’un bon objet interne suffisamment stable pour risquer de le perdre sans se détruire et accéder à la phase dépressive. La fixation à ce moment du développement expliquerait à mon avis la crudité et l’archaïsme des représentations. On se situe là dans la vie fantasmatique infantile la plus précoce et la plus archaïque. Cela expliquerait aussi l’intensité du besoin pour l’objet de la réalité externe, du fait des failles narcissiques et de l’insécurité interne. Cette intensité du besoin va exacerber l’appétit avide pour l’objet, les désirs d’incorporation et menacer l’équilibre narcissique en cercle vicieux.

Automutilations et addictions

Les attaques du corps comme les automutilations, caractéristiques des passages à l’acte de l’adolescent, sont considérées comme des tentatives d’apaiser le conflit intrapsychique exacerbé. C’est la dimension limite du fonctionnement psychique qui semble commune aux troubles borderline et aux troubles du comportement alimentaire et dans lesquels on retrouve le plus de comportement automutilateurs11. La capacité psychique du sujet à contenir des affects débordants est dépassée. Cette problématique est commune aux automutilations et aux addictions. Le geste d’automutilation tend à externaliser et maîtriser les émotions intolérables, elles « matérialisent » une souffrance psychique intolérable qui ne parvient pas à se dire ni à trouver une voie d’expression symbolique, en une souffrance physique contrôlable et maîtrisable. Un auteur, F. Gardner12, a rapproché les caractéristiques du fonctionnement psychique adolescent de celles du comportement auto-mutilateur: augmentation de l’agressivité et des pulsions destructrices, fragilité du narcissisme, hypersensibilité à la relation, facilité des passages à l’acte et des agressions corporelles liées à des préoccupations autour de la mort. Un fonctionnement qui peut être transitoire ou conduire au développement de comportements destructeurs, plutôt auto-agressifs pour les jeunes filles ou hétéro-agressifs chez les jeunes hommes.

Il existe une composante addictive dans ce type de comportement, surtout dans les automutilations compulsives. Il existe deux types d’automutilations : compulsives (lésions de grattage, écorchures, onychophagie, trichotillomanie) et impulsives, manifestées par des coupures, des scarifications par rasoir ou bris de verre. Le trait essentiel de ces dernières est l’incapacité de résister à l’impulsion de s’automutiler. Elles sont souvent associées à d’autres troubles du contrôle de l’impulsivité comme la boulimie, l’abus de substances psychoactives et la kleptomanie. (Favazza)

De nombreuses études ont mis en évidence des liens significatifs entre abus subis pendant l’enfance, le plus souvent sexuels et ces comportements d’automutilation. Plus de 77% des sujets abusés ont des comportements automutilateurs qui résulteraient de la réactivation du traumatisme infantile. Dans d’autres études les carences affectives constituent le facteur prédictif le plus important.

L’addiction au numérique

Le symptôme de l’addiction maintient dans l’économie psychique l’objet hallucinatoire de la satisfaction et du plaisir dans l’évitement de la coupure et de la séparation. Il s’agit d’un mode de défense maniaque d’évitement de la séparation plutôt que d’un désir masochiste de se faire du mal, que l’on retrouverait dans le terme toxicomanie. Le sujet est esclave de son objet et la destruction œuvre aussi au cœur des dépendances addictives. Les répétitions sont sous-tendues par le travail sous-jacent de la pulsion de mort à l’œuvre.

Les idéaux actuels s’orientent vers la réalisation du sujet par la consommation, comme mode d’accès à l’être, du côté de l’avoir, dans un déni du manque, constitutif pourtant du parlêtre. Cet univers technologique dans lequel nous évoluons nous promet le bonheur illusoire grâce à la suppression du manque. Ce remplissage altère à mon avis la capacité et l’espace de symbolisation. La fabrique d’un Autre non manquant, que l’on retrouve dans les dernières créations technologiques qui envahissent jusqu’à nos intérieurs comme Siri, l’assistant personnel intelligent développé par Apple qui répond à votre demande vocale, le système Alexa, développé par Amazone ou le robot Hinounou en Chine, promeut l’illusion d’une « mère » omniprésente qui peut répondre à tous les besoins, fantasme infantile d’un sein inépuisable qui contourne la coupure nécessaire du « cordon ombilical », la castration qui permet de s’autonomiser. Cet univers d’illusion promeut surtout de rester dans le champ de l’imaginaire, un imaginaire « augmenté », exponentiel, réduisant la possibilité d’accéder à la dimension du manque pour le sujet en construction et à la dignité de son désir, par le biais de la castration. L’autre va rester le double, à liker dans des identifications aliénantes, le même à consommer sur des applications d’abord virtuelles, voire réelles et éventuellement à détruire, mais non le semblable, engagé sur le même parcours d’humanisation et que je peux reconnaître dans sa dimension d’humain. La pensée chinoise confucéenne a pourtant montré l’importance du deux de la relation à l’autre, dans sa vertu suprême, le rén ou sentiment d’humanité pour se construire comme humain et œuvrer dans le vivre ensemble. Le lǐ , esprit rituel, est ce qui fait l’humanité d’un groupe humain et de chaque homme dans ce groupe. Le rén et le lǐ sont indissociables, rappelle A. Cheng, être humain c’est être d’emblée en relation avec l’autre, dans un vivre ensemble de nature rituelle. C’est aussi la forme essentielle du message humain pour Lacan, on reçoit son propre message de l’autre, sous une forme inversée.

Les adolescents d’aujourd’hui sont vulnérables aux addictions contemporaines, la multitude d’objets numériques à disposition s’insère dans leur champ imaginaire et comme prolongation du corps. L’addiction aux jeux vidéo a été reconnue le 18 juin 2018 comme maladie par l’OMS, au même titre que l’addiction à la cocaïne ou aux jeux d’argent, une génération entière d’adolescents est sacrifiée sur cet autel. 2, 5 milliards d’individus jouent aux jeux vidéo dans le monde. Au Japon, le phénomène nommé Hikikomori et décrit depuis les années 1990, désigne la vie cloîtrée d’adolescent en retrait du monde. Un film célèbre, De l’autre côté de la porte, décrit la vie d’ermite d’un adolescent de la banlieue de Tokyo, vivant reclus et enfermé dans une des pièces de l’appartement. Le père ne peut être abordé pour ces garçons, restant une figure terrifiante, témoignant d’un parricide non symbolisé. L’évitement et le retrait sont préférés à l’affrontement de cette figure tyrannique, de même que la pression de cet extérieur scolaire harcelant obnubilé par la réussite sociale et matérielle. C’est un phénomène de société qui atteint les adolescents et les jeunes adultes au Japon mais aussi ailleurs dans le monde, témoignant d’une difficulté de construction identitaire plutôt masculine.

Comme si le modèle idéal de nos sociétés ne laissait plus la place aux épreuves subjectives fondamentales et structurantes de l’individu, à la capacité pour le garçon de pouvoir dépasser le père pour s’inscrire dans le masculin. S’agit-il d’un renoncement du moi à son affirmation à partir de motifs moïques propres, de pulsion de mort ou d’une réaction à la libido déçue ? Tous ces mécanismes semblent capables de surmonter la pulsion de vie si extraordinairement forte. L’école ne doit jamais oublier dit Freud « qu’elle a affaire à des individus encore immatures, auxquels ne peut être contesté le droit de s’attarder à certains stades du développement, même fâcheux. Elle ne doit pas revendiquer pour elle-même l’inexorabilité de la vie, elle ne doit pas vouloir être plus qu’un jeu de vie. » 13 . Le symptôme interpelle et dit quelque chose du refoulement. Le désir va de pair avec le refoulement comme l’avait montré Freud avec le cas du petit Hans. Le refoulement secondaire ne se produit qu’à partir du refoulement originaire. Dans la subjectivation du sujet, c’est au moment du 2° appel à l’Autre, que se constitue le S2, donnant du sens après-coup au S1, ce S2 qui fait frayage jusqu’au refoulement originaire, Urverdrängung, expliquant que du désir on ne pourra jamais tout dire. Le symptôme parle la même langue dans tous les pays.

Lucas

Lucas, 17 ans, surdoué mais en décrochage scolaire, présente une addiction aux jeux vidéo depuis l’âge de 12 ans. Il ne sort plus, vit replié dans sa chambre, a des angoisses dépressives invalidantes depuis que des psychologues l’ont suspecté d’autisme, à la suite d’une batterie de tests le chosifiant davantage. Ce n’est pas la vidéo qui l’intéresse, me dit-il mais le plaisir de la compétition avec un autre en jeu avec lui et de gagner en « appuyant sur le bouton », celui qui fait achat, lui procurant alors un sentiment de toute-puissance rapidement suivi d’un sentiment dépressif et de culpabilité. C’est un sentiment maniaque de toute puissance sur le contrôle de l’objet. Mais les achats s’accumulent, en douce, sur la carte bleue de maman qui ne s’en rend pas forcément compte de suite mais constitue des sommes considérables. Lucas ne peut s’empêcher d’y revenir, d’y passer ses nuits, au risque de ne pas se lever le lendemain, aller écouter des cours qui lui paraissent bien mornes et ennuyeux après l’excitation de la nuit. Dans le premier rêve qu’il me relate au deuxième entretien, « il se voit propulsé dans le futur, dans 7 ans ». Ses associations se font autour de la symbolique de ce chiffre 7, chiffre parfait. La stylisation du chiffre 7 représente une faux, symbole de la mort, il s’agirait alors de pouvoir mourir pour renaître… tout un rêve programme de début d’analyse, par la transformation que ce chiffre inaugure. J’entends ce rêve comme une reprise de subjectivation et la possibilité d’un futur qui s’ouvre. Il suffit d’une rencontre à l’autre pour que la glace fonde et que la problématique inconsciente puisse se déployer dans le transfert. Les rêves de Lucas montrent une problématique de rivalité œdipienne en cours, à déchiffrer ensemble. Je lui ai demandé s’il n’avait pas une autre activité qui lui permettrait d’assouvir ses sensations de compétition avec un autre à moindre frais. Il s’est rappelé qu’il aimait aussi l’escalade. Son père, très prévenant, lui a trouvé le meilleur coach de la région et Lucas ressort progressivement à l’extérieur plusieurs fois par semaine, avec ce professeur mis en position d’idéal masculin. Les retours au lycée sont difficiles, mais la dernière fois Lucas a pu renouer avec un ami non vu depuis des mois et ré ouvrir un intérêt vers des jeunes filles, dont une, Aurélie, s’intéresse à lui. La dernière tentative il y deux ans, me dit-il, s’était soldée par un rejet et un refus mutique de parole de celle avec qui il avait eu un début de relation, le plongeant dans une blessure narcissique douloureuse. L’idylle amoureuse se caractérise par une intensification de la sensibilité résonante réciproque14 capable d’élargir les limites du moi. Victime du refus de résonance de cette jeune fille, Lucas s’est senti entouré d’un mur de glace, le replongeant dans les impasses de sa subjectivation. Depuis le début de la prise en charge, le symptôme compulsif a repris, inquiétant sa mère. Le symptôme ne se lève pas d’emblée, c’est souvent même en fin ou au décours de la cure qu’il peut se lever. Une cure qui devrait lui permettre de dépasser son Œdipe et de pouvoir « jouir » d’autres boutons plus vivants…

Lucas a fait un nouveau rêve effrayant, « sa sœur, transformée en machine arrive à s’en extirper et pense : je ne suis plus une machine », sa sœur ou lui ?, ai-je demandé en interprétation. Ce qui a eu pour effet de lui faire prendre conscience de la « machinisation » qu’il imposait à son cerveau et à son psychisme en passant toutes ses nuits sur l’ordinateur. Quelques séances d’entretien lui auront permis de bouger d’une position psychique passive, de façon à reprendre acte et place dans sa vie et son devenir.

L’adolescent doit être aidé dans ce moment d’orientation. Le thérapeute joue le rôle de contenant, d’intégrateur, d’organisateur et de transformateur du vécu intrapsychique quelquefois chaotique du patient, comme dans les états-limites par exemple. Comme le dit Bergeret, le moment de notre rencontre avec de tels sujets est capital pour leur avenir. Nous les rencontrons dans un moment d’évolution structurelle bloquée, interrompue et nous avons à formuler à la fois un diagnostic, un pronostic et un projet thérapeutique. La psychothérapie psychanalytique, du fait de ce travail psychique en profondeur sur les relations d’objet, du fait d’une prise en charge à long terme, est plus à même d’apporter un résultat plus profond et plus durable à long terme pour la vie du sujet.

CONCLUSION

Addiction vient du latin addictus qui signifie qu’un individu est donné en esclavage. Le sujet addicté est esclave d’une seule solution pour échapper à la douleur mentale dit Joyce Mac Dougall, « L’économie addictive vise la décharge rapide de toute tension psychique, que sa source soit intérieure ou extérieure »15. La solution addictive devient pour elle solution somato- psychique au stress mental, que ce stress soit la douleur, le conflit, l’excitation. Le sujet est incapable de contenir, d’internaliser et d’élaborer les conflits, les émotions et les affects. La solution addictive permet de mettre à distance ses affects. Mais la solution addictive qu’elle qualifie de solution infantile de résoudre les conflits, entraîne la personne vers une quête de soulagement accélérée et impossible qui peut conduire à la mort. On ne peut pas se mettre àdistance de sa vie psychique, ce que semble proposer de manière illusoire l’ère à venir du numérique qui, dans ce déni du fait psychique, nous promet surtout une population d’addictés de plus en plus nombreuse.

La dimension de l’intime appartient à l’être humain, au sujet de la division subjective. C’est un espace intérieur qu’il peut habiter, visiter, élargir à son aise. Un lieu d’où il peut aller et venir librement, se réfugier, se retrouver dans une relecture et une remise en lumière des mouvements psychiques de son histoire vécue. Vivre c’est poursuivre le mouvement. La quête du lien et du sens de la vie existe chez l’homme dès la vie prénatale. L’enfant attend une reconnaissance, une parole de l’autre qui l’inscrive dans le monde des humains, des vivants, pour qu’il puisse s’exprimer dans l’acte créateur et prendre sa place dans le monde. C’est la parole qui permet d’organiser le chaos et de symboliser. L’affectif est l’organisateur secret du nouage incessant entre le corps et l’esprit, la notion chinoise de « cœur-esprit » le reflète bien. Le cœur est le réceptacle des vérités tout comme le sujet, il est selon Zhu Xi « Vide et intelligent »16, proche de l’abord lacanien du sujet : zhǔ tǐ, 主体,le zhu signifiant maître, souverain mais aussi hôte

et le ti signifiant corps c’est-à-dire le réceptacle, la substance et la santé. Le cœur est représenté comme un opérateur sensible capable de réaliser des saisies mentales que l’on peut rapporter à la conscience. Psychanalyste se traduit d’ailleurs par xin lǐ yisheng, médecin de ce « cœur- esprit ».

 

 

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1 S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, in OCF VI, (1901-1905), Puf, 2006.
2 D. Hirsch, « Identifications aliénantes et radicalisme religieux », in Fanatismes, Cahiers de Psychologie clinique n° 49, De Boeck, 2017, p. 115.15 J.Mc Dougall, « L’économie psychique de l’addiction », in Revue française de psychanalyse, 2004/2 (Vol 68), pp. 511-527.

3 Ph. Jeammet. : Conflits d’identification- Corps et dépression à l’adolescence 4 (2) p.179-190- 1986.

4 G. Pommier, « Attention ! L’objet d’amour est… un sujet » in L’objet en psychanalyse, Figures de la psychanalyse, Eres n°18, 2009.
5 « À l’hôpital Robert Debré, les soignants face à l’explosion des troubles psychiques chez les enfants », Article paru dans Le Monde, 26 novembre 2020.
6 M. Lauret, La conscience de l’humain. Dialogue entre psychanalyse et pensée chinoise, L’Harmattan, 2021.

7 D.W. Winnicott, « L’utilisation de l’objet », in Jeu et réalité, Mayenne, Gallimard, 1999.
8 R. Roussillon, « La destructivité et les formes complexes de la survivance de l’objet », in « Détruire : se détruire », RFP LXXIII, 2009/4, pp. 1005-1022, Puf.

9 M. Klein, “Contribution à l’étude de la psychogénèse des états maniaco-dépressifs.”, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1968.
10 AA. Dahl, « Controversies in diagnosis, classification and treatment of borderline personality disorder », in Curr Opin Psychiatry 2008; 21: 78 -83.
11 L. Gicquel, M. Corcos, B. Richard, J.-D. Guelfi, « Automutilations à l’adolescence », in EMC, 37-216-J-10. 12 F. Gardner, Self-harm. A psychotherapeutic approach, New-York, Bruner-Routledge, 2004.

12 F. Gardner, Self-harm. A psychotherapeutic approach, New-York, Bruner-Routledge, 2004.

13 S. Freud, « Contributions à la discussion sur le suicide », Zur Selbstmord-Diskussion, 1910, Imago Publishing CO., Ltd, London.

14 H. Rosa, Résonance, op. cit., p. 174.

15 J.Mc Dougall, « L’économie psychique de l’addiction », in Revue française de psychanalyse, 2004/2 (Vol 68), pp. 511-527.

16 Roger Darrobers, Zhu Xi et la synthèse confucéenne, op. cit., p.111.

 

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