LA PSYCHANALYSE PAR TÉLÉPHONE

06/02/0202

LA PSYCHANALYSE PAR TÉLÉPHONE

Les circonstances extrêmes vécues par l’ensemble de la population au moment de l’annonce de la mise en confinement général faite par le gouvernement français le soir du samedi 14 mars 2020 et de l’arrêt de la plupart des activités de chacun a nécessité adaptation

rapide et inventivité pour la plupart des psychanalystes. La cure analytique devait-elle être arrêtée ou se poursuivre, dans une écoute possible de la parole, de la souffrance et des épreuves traversées ? Quelles sont les questions posées par la possibilité de poursuivre une analyse par téléphone, alors que la technique analytique définie par Freud exige le présentiel du corps de l’analyste et de celui de la personne en souffrance ? Le traumatisme collectif lié à cette épidémie peut commencer aujourd’hui à se penser, mais il est nécessaire de laisser du temps aux possibilités d’élaboration et laisser le temps à l’apparition de ces effets d’après-coup pour pouvoir peut-être repenser dans un deuxième temps toutes les conséquences psychiques de cette crise pandémique que nous traversons et qui s’étend encore dramatiquement dans certains pays.

Cette effraction brutale du réel a créé un véritable bouleversement collectif qui a laissé et va laisser chez certains un syndrome de stress post- traumatique, le PTSD (post traumatic stress disorder). Des ondes de choc de cet événement civilisationnel risquent de se faire ressentir plus ou moins longtemps et d’avoir des effets en après-coup. La commotion collective qu’a représentée l’explosion de l’usine AZF pour la ville de Toulouse en 2001 s’est manifestée dans ma clinique à cette époque pendant plusieurs années. Le réel survient sans crier gare et ravage sur son passage les fragments d’humanité emportés. La vie est inégale, tout comme la force psychique innée. Certaines personnes vont avoir des parcours plus ou moins chaotiques, liés le plus souvent à des enfances meurtries, des souffrances

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Monique Lauret

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indicibles refoulées, des traumatismes transgénérationnels inscrivant dans le corps et la vie des descendants les symptômes des inhumanités subies. La psychanalyse déchiffre la figure du destin, le rendant moins dramatique. Faire une psychanalyse est un long cheminement intérieur qui permet, à travers les routes ouvertes par le travail de la cure vers les profondeurs de son inconscient, de retisser les liens du vivant en soi, de son désir, de sa parole et de naître enfin en tant que sujet.

Pratiquer des séances par téléphone n’est pas de l’analyse, ont rétorqué certains confrères pris dans les certitudes dogmatiques de leur savoir. Certitudes doctrinaires certainement enracinées dans ce que Lacan appelait dans le livre I de son Séminaire, « la somme des préjugés de l’analyste » 1, une masse idéationnelle constitutive de la fonction de l’ego de l’analyste, soit son contre-transfert. Certains patients l’ont vécu comme un abandon. Ceci soulève une première question qui est celle de l’éthique de l’acte psychanalytique. Le cadre de la cure défini par Freud, « matrice active » chez André Green2, est d’une importance capitale pour que le transfert s’établisse et que l’inconscient s’ouvre. C’est l’élément tiers du rapport psychanalytique. Mais ce cadre de la cure type doit pouvoir s’assouplir dans des conditions extrêmes ; adapter le cadre pour des adolescents difficiles, dits états limites, est déjà ce qui se pratique largement aujourd’hui. Freud prenait aussi certaines libertés. Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que Londres était bombardée massivement par la Luftwaffe, Melanie Klein a poursuivi la cure du petit Dick en étant réfugiée à Pitlochry, au cœur des montagnes d’Écosse. Il est de la responsabilité de l’analyste de laisser l’analysant poursuivre sa cure, que cela se passe.

La plupart des psychanalystes ont répondu présent à la possibilité de poursuivre les séances par téléphone, avec des analysants qui étaient déjà au travail et pour lesquels le transfert était déjà établi. Initiative prise par ceux qui ont soutenu leur désir de manière singulière. La tâche c’est la psychanalyse, dit Lacan à la suite de sa proposition du 9 octobre 1967, et l’acte, « ce par quoi le psychanalyste se commet à en répondre » 3. L’éthique consiste en un « jugement sur notre action » 4, rappelait-il aussi, dans une éthique de la psychanalyse moderne construite pour lui sur un principe issu

de l’« inhumanité » d’Antigone, ne pas céder sur son désir. Une éthique de la psychanalyse non au service des biens, mais au service de l’expérience tragique de la vie. Le désir sur lequel Antigone n’a pas cédé, au péril de sa vie, a été d’ensevelir dignement le cadavre de son frère Polynice, de ne pas laisser sa dépouille aux chiens pour préserver sa mémoire. Laisser ouverte au choix du patient la poursuite de sa cure par téléphone a été une position éthique soutenue par la plupart des professionnels qui n’ont pas cédé sur leur désir. Le confinement imposé n’est pas le confinement de la parole. Le désir de l’analyste est une question centrale, Lacan l’a placé comme pivot du transfert, le « corps pur » de l’analyse, dispositif essentiel au bon déroulement de la cure : « Il s’agit de ce qui est au cœur de la réponse que l’analyste doit donner pour satisfaire au pouvoir du transfert. » 5 Ce n’est pas de fonction qu’il s’agit pour Lacan, mais de l’être du psychanalyste.

Une présence corporelle par le seul lien ténu de la voix a été possible dans la poursuite des cures par téléphone, car la voix concerne l’être, elle est l’être. « Parce qu’elle lie l’homme au langage, la voix est la dimension de la chaîne signifiante » 6, écrit Solal Rabinovitch, montrant aussi la duplicité de la voix, à la fois signifiante et sexuelle. La voix est un objet qui se détache du corps, venue de l’Autre, elle se détache de la parole. L’écoute analytique se porte aussi, au-delà des rêves, des lapsus et des fantasmes, sur la matérialité sonore du langage ; ce niveau de signifiant qui peut se dévoiler, pointé par l’analyste dans l’équivoque d’un mot à l’homophonie insistante dans le dire. Le poète précède l’analyste sur le chemin de la vérité, nous disait Freud. Il nous apporte cet « autre versant du langage » où domine la matérialité sonore des mots sur le sens, cet autre versant où règne l’inconscient.

La plupart de mes analysants ont souhaité poursuivre leur travail entamé depuis des mois ou quelques années de cette manière, par le biais du téléphone dont les fils transmettent de l’émetteur au récepteur la parole de quelqu’un, avec toute la charge émotionnelle qui lui est associée, les affects, les angoisses, les peurs, les émotions, une parole adressée à l’Autre au bout du fil. Ce qui est visé dans le message, parole pleine ou feinte, c’est que l’autre soit là en tant qu’Autre absolu. « C’est essentiellement cette inconnue dans l’altérité de l’Autre qui caractérise le rapport de la parole au niveau où elle est parlée à l’autre » 7, dit Lacan. Le discours vise essentiellement l’être.

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Ce qui m’a surprise les premières semaines, c’est la profondeur nouvelle de parole, d’une parole vraie dégagée des faux-semblants, l’authenticité de la présence pure à soi et à l’autre. Comme si l’ego s’était déshabillé. Nous partagions une même épreuve, le même réel vécu, fait d’incertitudes et de la présence de la mort, à un moment donné de l’histoire de notre pays. Certaines cures analytiques ont fait des bonds en avant considérables. Ce temps de carence imposé par le temps du confinement a réduit drastiquement le temps social, le temps partagé avec les autres, la famille, les amis. Une réduction imposée, faire avec le peu, le presque rien, le vide (Co-vid), mais qui a parallèlement ouvert le temps de l’intime, le temps intérieur, le temps pour soi, penser sa vie, son histoire, l’espace possible de la pensée propice au jaillissement des Einfall, si l’angoisse n’est pas trop envahissante. Un espace qui a permis plus facilement la mise à jour du refoulé chez certains, comme si l’espace donné au temps et au psychisme laissait plus ouvertes les relations associatives et la prise en charge par le conscient du refoulement qui porte soit sur la représentation, soit sur les rejetons psychiques du représentant refoulé. C’est la deuxième question théorique que pose cette expérience particulière de la cure. « Ce temps de confinement va être une épreuve de vérité pour moi et mon couple », me dit Laeticia en analyse depuis quatre ans. Comme si elle découvrait la possibilité inouïe à venir de se découvrir autre, pouvoir quitter cet homme qui ne lui convenait plus et dont son corps refusait d’avoir un enfant, une fois mis en lumière son désir incestueux, dans lequel elle était enfermée. La capacité à contenir l’angoisse varie d’un individu à un autre. Bon nombre de personnes ont découvert ce temps ouvert avec bonheur, celles qui couraient après le temps, n’avaient le temps de rien, fuyaient leur propre vie. Winnicott parlait de la capacité à « être seul », cette capacité qui, une fois l’angoisse de séparation dépassée, permet de pouvoir « être avec » soi dans les temps de solitude assumée. La solitude n’est pas l’isolement, l’homme seul en désolation, le laissé-pour-compte, ce sentiment qu’ont malheureusement dû éprouver les personnes malades et âgées condamnées à mourir seules sans l’accompagnement de l’amour. La solitude est aussi un silence, un espace vide à appréhender, à explorer, sans avoir besoin de recourir à un autre secourable. « Le grand enseignement de l’âpre solitude »8,

disait Victor Hugo qui a vécu de grands moments de solitude et d’isolement dans sa vie. L’intime ouvre la possibilité d’« être auprès », au plus près de soi, dans une possibilité de se découvrir autre. La dimension de l’intime appartient à l’être humain, au sujet de la division subjective. C’est un espace intérieur qu’il peut habiter, visiter, élargir à son aise. Un lieu d’où il peut aller et venir librement, où il peut se réfugier, se retrouver dans une relecture et une remise en lumière des mouvements psychiques de son histoire vécue dans une réécriture permanente. C’est aussi le lieu de la résistance dans des conditions extrêmes. L’écrivaine juive néerlandaise Etty Hillesum y a puisé ses forces dans une clairvoyante lucidité, malgré les conditions d’extrême déshumanisation des camps de concentration. Déportée et assassinée à Auschwitz en 1943, elle avait auparavant consigné dans son journal intime, deux ans de réflexions et de pensées sur son expérience vécue9. Les nazis connaissaient bien cet espace de liberté intérieure, qu’ils tentaient de briser par tous les moyens, allant même jusqu’à empêcher les prisonniers de rêver. Le confinement agirait presque comme une méthode taoïste, la diminution, la réduction comme méthode négative jusqu’à laisser aller dans un non-agir, wúwèi, 无为, en chinois, la puissance naturelle du cours des choses qui peut laisser advenir autrement. C’est la voie finalement positive qui a permis à certains analysants de saisir ce moment pour élargir leur temps psychique, leur temps logique nécessaire à la compréhension de leurs désirs inconscients, des mouvements psychiques profonds et à leur intégration. Dans son séminaire « L’éthique de la psychanalyse », Jacques Lacan rapproche la sublimation de la Chose, das Ding. L’artiste ou celui qui fait œuvre de spiritualisation est celui qui se risque au plus près de ce vide central et de la Chose, ce lieu où se situe aussi la jouissance et où s’originent la sublimation et la créativité, ce vide central que le temps de réduction a fait approcher. Lacan avait mis l’accent sur ce vide et son effet d’appel, un vide moins à remplir qu’à contourner, pour le cerner et le voiler.

Un autre phénomène m’a frappée dans les débuts du confinement, c’est la fréquence des rêves de perte, de mort et d’enfermement, c’est le troisième point questionné. Représentations plus ou moins fugaces pour certains, plus marquées pour d’autres dont l’histoire a été pavée d’enfermements

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intérieurs, dans le non-dit, la non-communication les coupant du monde des vivants ou dans la prison de verre de leurs fantasmes. De la naissance à la mort, l’être humain a à faire avec la perte. Une perte qui doit pouvoir être acceptée, se dépasser, se symboliser pour laisser advenir la possibilité de la transformation et de créer du nouveau. S’intéresser uniquement au comportement des individus en négligeant ou déniant cette question ampute le sujet d’une dimension essentielle de la vie. Notre époque est marquée par le déni de la mort, les corps morts empilés de la crise sanitaire ne doivent pas être vus, mais la mort cachée le jour resurgit dans la pensée et l’imagerie onirique. Le non-respect du rituel de l’ensevelissement relevé par Robert Maggiori10 témoigne de cette forclusion contemporaine du réel de la mort et de l’espace sacré qui doit lui être attaché pour le respect de la dignité humaine. Ce « peuple de la marchandise », comme disent les Indiens Yanomami d’Amazonie, s’est trouvé brutalement confronté à la désillusion du fantasme de maîtrise totale et à l’énigme du vivant dans sa dimension la plus singulière.

L’exigence déontologique est le serment d’Hippocrate que nous avons prêté : « Je passerai ma vie et j’exercerai mon art dans la pureté et le respect des lois », elle nous pousse donc à l’inventivité scientifique et institutionnelle. C’est le quatrième point soulevé par cette période. Chaque psychanalyste réinvente, dit Lacan, d’après l’expérience qu’il a traversée pendant sa propre cure et ce qu’il a réussi à en retirer. Chaque psychanalyste doit réinventer la façon dont la psychanalyse peut durer11. Nous allons avoir à faire avec le monde de la dématérialisation, de l’idéologie cybernumérique, de la distance physique et de l’accélération des modes de vie. Il va nous falloir donc inventer, toujours inventer, pour une psychanalyse en mouvement dont le souffle vivant pourra réanimer les consciences mécanisées. C’est une tâche nécessaire, dans laquelle savoir s’adapter avec vivacité et vitalité au rythme imposé du réel nous permet de continuer à œuvrer avec joie et humilité à une pratique éthique de la psychanalyse. n

(1) Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre I. Les écrits techniques de Freud, « Séance du 20 et 27 janvier 1954 », Paris, Seuil, 1975.
(2) André Green, « L’analyste, la symbolisation et l’absence dans le cadre analytique », rapport présenté au 39e congrès de l’API (Londres, 1975), paru dans La Nouvelle Revue de psychanalyse, no 10, Paris, Gallimard, 1974.

(3) Jacques Lacan, « De Rome 1953 à Rome 1967 : la psychanalyse, raison d’un échec », conférence à l’université de Rome, parue dans la revue Scilicet, no 1, Paris, Seuil, 1968.
(4) Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VII. L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986.
(5) Jacques Lacan, « L’analyste et son deuil », dans Le Séminaire, livre VIII. Le transfert, Paris, Seuil, 2001.

(6) Solal Rabinovitch, Les Voix, Toulouse, Éres, coll. « Point Hors Ligne », 1999.
(7) Jacques Lacan, Le Séminaire, livre III. Les psychoses, Paris, Seuil, 1981.
(8) Victor Hugo, Le livre des tables, « Deuxième cahier », Ed. Gallimard, Folio, 2014.
(9) Etty Hillesum, Une vie bouleversée. Journal 1941-1943, Paris, Seuil, 2008 [1995].
(10) Robert Maggiori, dans le podcast « Antivirus philosophique », no 11, Les Rencontres Philosophiques de Monaco, 14 avril 2020.
(11) Jacques Lacan, « La transmission », discours de clôture du 9e congrès de l’École freudienne, 9 juillet 1978, paru dans Lettres de l’École, no 25, vol. II, Paris, 1979.

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