LA PAROLE VRAIE DU FLAMENCO
LA PAROLE VRAIE DU FLAMENCO
Par Monique Lauret
Toulouse Salle du Sénéchal
13 avril 2019.
Le Flamenco, originaire de l’Andalousie dans une transmission orale, intersubjective entre deux êtres passionnés de cette forme d’expression se situe pour les plus engagés au-delà de l’art, elle se situe quelquefois du côté du sublime lorsque le rythme, l’espace, la voix et l’esprit se confondent. Les premiers cris ont parfois été solitaires, dès le XVIIIème siècle, chez un peuple andalou et gitan opprimé par la pauvreté les injustices sociales. Les coplas flamencas de cette époque sont un cri d’indignation et de protestation. Le cante jondo est un chant primitif, solitaire, d’une profonde intériorité. Il est une parole vraie exprimant les drames de la vie, les sentiments les plus profonds et les émotions les plus intimes. C’est une voie unique de témoignage vivant. Le flamenco est issu d’une fusion d’expressions entre les cultures andalouses et les communautés marginales persécutées. Ses origines sont mystérieuses, son étymologie signifie « flamand », pouvant évoquer les chants des juifs qui ont fui l’Inquisition. L’hypothèse la plus répandue est plutôt celle de la traduction de deux mots arabes, Felah et Mengus qui associés signifient « paysan errant »1. Ces deux vocables auraient été hispanisés par des gitans errants. Le cas de Gabriel Macande2 peut l’illustrer. Cet homme d’origine gitane, né Francisco Gabriel Diaz-Fernandez en 1900 à Cadiz et mort 1947 en hôpital psychiatrique a diffusé son chant profond singulier le long des routes d’Andalousie, de Puerto Real, à Jerez et Algesiras. Il était marchand ambulant de caramels le jour et la nuit ravissait ses auditeurs la nuit dans les tavernes, chantant son chant de désespérance ou les poèmes du célèbre Enrique El Melizo. Etourdi d’alcool et de nuits blanches dans les cabarets, il poursuivait inlassablement sa route le jour. Il sera pourtant créateur d’un style et fera un apport important à la Siguiriya, un des quatre piliers du chant flamenco dont la précision et la détermination évoquent celle du toreador face au taureau. Le rythme est un élément essentiel de la poésie, rappelle Silvia Lippi qui postule dans son dernier ouvrage un possible lien entre langage et musique dans la psychose. Un lien qui subvertit la conception de l’arbitraire du signe en linguistique et qui annule l’écart entre langage et jouissance d’un point de vue psychanalytique3. Gabriel Macande, ami des poètes et des toreros comme Belmonte Pastor, était un des meilleurs chanteurs que les gens avaient entendu et sa renommée allait grandissant. De son chant mélancolique sortait une note si étrange, si neuve, si singulière que l’on se demandait d’où elle pouvait jaillir. Le jaillissement d’un son ou l’improvisation en musique s’appuie sur un pré-texte symbolique, une grille préexistante, souvent structurée en boucle et sur lequel un travail de répétition permet de faire jaillir de nouveaux accords. L’improvisateur doit savoir y faire avec l’Autre de la grille, tout son art réside là. Mais sur cette grille, ne se joue pas seulement la question du déchiffrage qui pourrait s’enferrer dans l’aliénation, elle contient aussi le vide, le silence, le silence de l’Autre sur lequel le soliste peut faire ses accords, un silence dont l’accueil permet la séparation. Les enjeux d’aliénation- séparation se retrouvent aussi dans l’espace de la création musicale, comme dans toute capacité de création et de pensée. Dernier d’une fratrie de quatre, l’abandon du père pour les Amériques, l’amour dévorant d’une mère possessive et la rivalité hostile et violente avec son frère ainé, Juan, l’avaient poussé à l’exil familial et sur les routes, dans un nomadisme constant pour échapper à sa mère et son frère. Son caractère instable fera qu’il sera surnommé « Macande » qui signifie fou ; « Estas mas loco que Macande », était l’expression favorite dans la région. Sa vie est une énigme, passant des sommets de création artistique aux abîmes de la dépression, des insomnies, de l’alcool, des angoisses psychotiques, et finalement des hallucinations auditives persécutrices. Il sera interné à 35 ans, dans un état physique délabré avec un trachome, une syphilis le 16/08/1935 pour schizophrénie, mettant fin a sa carrière de chanteur de cante jondo. Il faut relever que sa mère était décédée en 08/1930 et que c’est la rencontre avec une prostituée, Peca, qui le fera décompenser.
« L’aube arrive, les clés résonnent, et mon cœur pleure, des gouttes de sang », dit mon ami poète, Gabriel Sandoval4. Le Hay inaugural de peine et de joie annonce le chant.
L’art flamenco se situe au plus près du Réel auquel l’homme se confronte, celui du sexuel ou celui de la mort, dans sa dimension réelle et spirituelle. Les chants profonds du flamenco, le cante jondo, nous permettent d’approcher cette zone d’entre-deux qu’est le duende, ce temps de grâce de l’esprit et d’ouverture au spirituel qui domine les passions et permet de se sentir en communion avec le tout environnant et l’autre vivant. Le duende amène le spectateur à un espace nouveau, celui des émotions et des pulsions sublimées, ce destin particulier de la pulsion qui se détourne de l’objet. « À travers l’arc vide passe une brise mentale, qui souffle avec insistance sur la tête des morts, en quête de nouveaux paysages et d’accents ignorés, une brise à l’odeur de salive d’enfant, d’herbe foulée et de voiles de méduse qui annoncent le baptême sans cesses renouvelé des choses qui viennent de naître » dit Federico Garcia Lorca. Le duende serait-il ce moment si particulier de détournement de la pulsion de l’objet et donc du fantasme qui lui est lié, offrant un espace ouvert ? La sublimation modifie et déplace le but de la pulsion, qui de sexuel devient créateur et utile à la culture, à l’universel. « La sublimation des pulsions est un trait particulièrement saillant du développement de la civilisation, c’est elle qui rend possible que les activités psychiques supérieures, scientifiques, artistiques, idéologiques, jouent un rôle tellement important dans la vie civilisée »5, dit Freud dans Malaise dans la civilisation. Le passage de la pulsion, dans ce qu’elle a de trivial et d’animal à l’élévation spirituelle, « spiritualisation » disait Nietzsche et à la création d’œuvres d’art et de culture, dans la fascination qu’elles exercent sur l’homme a interpellé les écrivains, les penseurs, les psychanalystes. La lilote, le non-dit suggéré et le l’hyperbole jouent un rôle fondamental dans le discours amoureux où domine la passion6. L’inter-texte est partout, toréer, chanter, danser, c’est avant tout se souvenir, comme écrire et parler. Tous les artistes créent de l’art selon leur inspiration, dit encore L.M. Dominguín. L’artiste est celui qui se risque au plus près du vide central et de la Chose dit Lacan, ce lieu où se situe aussi la jouissance et où s’origine la sublimation. Lacan avait mis l’accent sur ce vide et son effet d’appel, un vide moins à remplir qu’à contourner, pour le cerner et le voiler. Dans son Moïse de Michel-Ange, Freud se demande pourquoi il a été la proie d’une émotion si puissante, dans toute œuvre d’art, il faut dit-il, « que soit reproduit en nous l’état de passion, d’émotion psychique qui a provoqué chez l’artiste l’élan créateur. »
La sublimation
Le concept de sublimation est introduit par Freud en 1905 dans ses Trois Essais sur la théorie de la sexualité. Il associe d’emblée sublimation et pulsions partielles qui caractérisent les phases prégénitales de la libido, il s’agit pour lui des pulsions prégénitales qui n’arrivent pas à s’intégrer dans l’organisation génitale adulte. Il existe donc une relation étroite entre les composantes perverses de la sexualité et la sublimation qui peut soulever certaines questions. « La troisième issue dans le cas d’une prédisposition constitutionnelle anormale est rendue possible par le procès de la « sublimation » »7, nous dit Freud, en dehors d’un destin vers la névrose ou la perversion. Freud utilise le terme de procès. La sublimation est un mot ancien, datant du XIV° siècle, dont l’étymologie latine, sublimare, signifie : élever. C’est un terme de chimie désignant une opération qui consiste à faire passer directement un corps de l’état solide à l’état gazeux pour le purifier, tout en conservant ses propriétés. Freud fera de la sublimation un mécanisme de défense tardif, post-œdipien, qui s’affirme à l’adolescence dans toute son ampleur ; il est peut-être le dernier mécanisme de défense à se constituer au cours du développement psychosexuel. Il en fait une formation réactionnelle, ce qu’il écrira au pasteur Pfister dans sa lettre du 2 mai 1910, « Ce que vous appelez compensation est compris chez moi sous le concept de sublimation ou sous le concept semblable mais plus clair de formation réactionnelle »8. C’est une des questions majeures que pose la sublimation, une formation réactionnelle nécessite une grande énergie psychique pour maintenir à la fois le refoulement et le contre investissement. Que la sublimation appartienne aux mécanismes de défense du Moi ouvre la discussion concernant les rapports entre sublimation et refoulement, peut-on conférer à la sublimation un statut identique à celui des autres mécanismes de défense excluant toute décharge d’énergie ?
D’un point de vue économique, la sublimation conserve de la pulsion sa poussée et sa source, le but et l’objet peuvent subir un changement. Ne peuvent sublimer que les individus dotés d’une grande force pulsionnelle innée : « La pulsion sexuelle met à la disposition du travail culturel des quantités de force extraordinairement grandes et cela par suite de cette particularité… de pouvoir déplacer son but sans perdre, pour l’essentiel, de son intensité »9. La sublimation modifie et déplace le but de la pulsion, qui de sexuel devient créateur et utile à la culture, à l’universel. Au lieu de la décharge, la sublimation « met la pulsion au travail », en œuvre dans un processus liant, donc du côté d’Eros. Cette œuvre, même si elle ne représente que la projection de fantasmes prégénitaux ou des pulsions partielles inutilisées de l’auteur, aura une réalité matérielle et sociale.
Lors de sa théorisation sur le Narcissisme en 1914, Freud distingue clairement deux notions, celle de la formation de l’Idéal du Moi et l’idéalisation, de celle de la sublimation, qui lui permet à nouveau de remettre en cause l’équivalence sublimation et formation réactionnelle. La sublimation est un processus qui concerne la libido d’objet dans un mécanisme de déplacement, éloignant du sexuel, alors que l’idéalisation est un processus qui concerne l’objet dont la nature va être exaltée sans changement. Freud a varié dans sa théorie sur la nature de la libido sublimable. Dans les Trois essais, il soutient d’abord que seule la libido d’objet est sublimable, celle du Moi ne l’étant pas, puis dans le Moi et le ça de 1923, il présente l’énergie du Moi comme désexualisée et sublimée, capable de se déplacer sur des activités non sexuelles. Il a considéré que la transformation d’une activité sexuelle en activité sublimée, requérait le passage par la désexualisation de la libido, par un retrait sur le Moi10. Mais Freud atténuera la portée de sa théorie sur l’aptitude à sublimer en écrivant dans « La morale sexuelle civilisée », qu’une certaine dose de satisfaction sexuelle paraît tout de même nécessaire, la sublimation ne peut complètement la transformer. Le degré d’insatisfaction sexuelle que peut supporter l’homme moyen est limité et la plasticité et la mobilité de la libido sont loin d’être complètes et équivalentes chez tous les hommes. Il reconnaît aussi que ce processus est trop pénible pour la plupart des patients. Cette quantité de libido sexuelle susceptible d’être sublimée présente une importance particulière dans le processus de civilisation.
Le symbolisme ou l’expression symbolique des fantasmes constitue pour Melanie Klein « la base de toute sublimation et de tout talent, puisque c’est au moyen de l’assimilation symbolique que les choses, les activités et les intérêts deviennent les thèmes des fantasmes libidinaux »11. Ce symbolisme inconscient est un lien essentiel entre les fantasmes primitifs et la relation à la réalité. Hanna Segal soutient que l’œuvre d’art satisfaisante est le fruit de la réalisation et de la sublimation de la position dépressive, et que l’artiste soumet la mort à la vie en exprimant pleinement le conflit qui les oppose. De même tous les artistes visent à l’immortalité, que leurs œuvres aient les chances d’échapper à la destruction et à l’oubli.
Le malaise actuel de notre civilisation, au bord de l’effondrement pour certains est lié en grande partie à l’oubli et au déni de la part singulière, langagière, intime, psychique et spirituelle de l’être humain. Je ferais du flamenco, dans son authenticité et singularité affirmée, une forme de résilience nécessaire du sujet dans un occident dont les valeurs s’écroulent. Le Flamenco restera comme trace de parole humaine vraie dans une civilisation de plus en plus mécanisée, numérisée qui robotise l’être humain en lui réduisant l’espace de sublimation. La vie humaine n’est pas ce que les institutions prévoient, commercialisent, marchandisent. Nos jeunes adolescents de plus en plus assujettis et addicts au numérique, sont déjà surnommés « eye-ball » par les industries de ce que l’on appelle « jeux-vidéos », qui vendent en billions de dollars des produits vidéo embrumant leur esprit. Certains jeux stimulent la créativité mais bon nombre aliènent ces vies psychiques en devenir. J’ai rêvé que j’étais une machine, me dit un jeune de dix-sept ans, Léo, que je suis pour ce symptôme d’addiction et de décrochage scolaire. Il y passe ses nuits en cliquant de manière compulsive sur des achats qui grèvent la carte bleue de sa mère. J’en prenais conscience dans le rêve et me mettais à pleurer, me dit-il aussi, un nouveau futur va donc pouvoir s’ouvrir pour lui dans cette prise de conscience. Ces industries réduisent l’homme à l’état d’objet partiel, voire d’objet a, s’appuyant sur la pulsion et la capacité d’aliénation de l’homme.
La parole vraie
La copla flamenca est une forme littéraire très dense, qui concentre en un minimum de mots sensations et sentiments universels dans une fulgurante concision où le duende apparaît comme vérité nue. L’écrit c’est de la parole disait Lacan, différenciant la parole pleine, porteuse de vérité de la parole vide, fausse et porteuse de mensonge. Seule la parole témoigne dans la réalité de « cette part des puissances du passé qui a été écartée à chaque carrefour où l’évènement a choisi »12. Il ne s’agit pas dans l’anamnèse psychanalytique de réalité, mais de vérité rappelle Lacan, et « c’est l’effet d’une parole pleine de réordonner les contingences passées en leur donnant le sens des nécessités à venir, telles que les constitue le peu de liberté par où le sujet les fait présente. »13. L’absence de parole vraie se manifeste par « lesstéréotypies d’un discours où le sujet, peut-on dire, est parlé plutôt qu’il ne parle : nous y reconnaissons les symboles de l’inconscient sous des formes pétrifiées »14 Le psychisme humain a besoin de parole vraie pour faire confiance en l’autre, en la vie. « Il y a ceux qui parlent et qui, sans le savoir et sans le préméditer, révèlent une vérité qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes. Et il y a ceux qui recèlent la vérité en eux, mais qui ne la disent pas avec des mots. Au sein de tels êtres, l’esprit demeure dans le battement du silence. » dit Khalil Gibran dans Le prophète. Le duende s’élève dans ce battement du silence de la pulsion suspendue et viendrait peut-être faire résonance ou consonance15, selon le terme de Lacan, loin du corps, dans un réel qui fait accord entre corps et langage. « Voir croire aimer rêver, toute une vie, cesser de mentir, ouvrir ses entrailles, la vérité sans mensonge », dit Gabriel Sandoval dans sa Flamenca attitude.
Conclusion
Il y a eu chez Freud sa collection d’objets antiques mais il y aussi et surtout son formidable élan créateur mobilisé dans ses recherches et sa théorisation de la vie psychique. Quand il a quitté la théorie pour parler de sublimation, il s’est limité à deux domaines, la production artistique, Léonard de Vinci, le Moïse de Michel Ange, Goethe et l’investigation intellectuelle dont la science représente la forme achevée ; la religion et la philosophie ne seront pour lui que des illusions. Ses rapports avec la musique ont été plus complexes. Décrire de manière métapsychologique la sublimation reste limité dans le domaine psychanalytique mais l’ouvrir aux productions de la culture la sort d’un simple concept psychanalytique. Cette science de la psychanalyse n’entre-t-elle pas non plus dans ce concept de sublimation ?
Je situerais aussi la question du duende à partir d’un concept donné par Freud à plusieurs reprises dans sa Préface aux Trois essais, le terme d’erweiterung, d’élargissement. Claude Rabant a relevé ce terme « d’élargissement », souligné et précisé par Freud dans les préfaces successives des Trois essais sur la théorie sexuelle16, insistant sur le rôle joué par la spatialité et l’expansion dynamique dans la pensée freudienne : « C’est parce que l’étendue est la substance véritable de l’inconscient qu’elle construit par projection le monde où nous vivons, c’est-à-dire la dynamique des formes constituant ce qu’on peut appeler la culture ou, par un terme plus ancien et plus spinozien, l’Esprit humain »17. Faire une analyse permet de réécrire son histoire, de gagner sur les zones sombres de l’inconscient qui nous agissent à notre insu. Elle permet d’élargir sa conscience, dans un mouvement d’ouverture et dans un mouvement dynamique constructiviste, d’élargissement d’unités ou d’espaces de plus en plus grands. Il s’agit dans la psychanalyse d’arriver à une parole pleine et vraie. La parole pleine est celle qui forme la vérité dit Lacan, elle permet un rapport à l’être qui est dévoilement, aléthéia. Et ce dévoilement, de révélation est le dernier ressort de ce que nous recherchons dans l’analyse.
Cela libère alors une énergie psychique qui était entravée par des digues et ouvre à ce « fonds primitif » décrit par Lou Andréa Salomé et pressenti par les poètes, cette puissante énergie vitale créatrice qui jaillit de l’inconscient et dont les chanteurs de cante jondo usent.
Au-delà de l’expression culturelle et artistique, le Flamenco est aussi forme de vie
« flamenca », réunissant tous ceux qui se définissent de cette forme de vie alternative à celle basée sur les croyances, les soumissions au système sociétaux ou religieux de chaque époque. Le flamenco tout comme le jazz peuvent se définir comme figures d’identité. Le flamenco et la corrida ont ouvert la voie à la libération d’un passé dramatique, une expérience cauchemardesque profondément enracinée dans la mémoire ou l’inconscient de l’acteur et du spectateur qui peut trouver une issue cathartique à ses problématiques conflictuelles. L’individu du temps premier de l’aliénation, le sujet de la pulsion, entièrement orienté vers l’objet de son désir et centré sur sa quête narcissique de sa propre identité, s’épuise dans une quête folle avec l’Autre, le second pôle du couple. L’impossible harmonie engendre alors l’échec et le drame et le dialogue avorté avec l’Autre renvoie au monologue de la solitude et de l’angoisse. Cette catharsis offre ainsi une thérapie individuelle et collective avec une formule purificatrice. La célébration collective permet la reconnaissance et l’affirmation d’une identité, l’identité andalouse, née du Guadalquivir, longtemps marginalisée, du fait de ses croisements avec les origines gitanes et d’un Sud toujours douteux. Le « flamenquisme » est une attitude spirituelle, culturelle et sociale qui concerne le peuple andalou dans sa totalité. C’est une manière d’être qui se concrétise, se stylise et se cristallise dans l’art du flamenco et du toreo. Ils sont la mémoire vive de ce peuple, issu de la rencontre des civilisations chrétiennes, arabes et gitanes, que les politiques et l’Eglise ont tenté de réduire, de neutraliser et de contrôler, car la culture populaire est toujours susceptible de devenir élément contestataire et subversif. C’est un peu comme si tout le duende du monde classique s’entassait dans cette fête parfaite, disait Federico Garciá Lorca en parlant de la corrida, preuve de la culture et de la grande sensibilité d’un peuple qui découvre en l’homme ses meilleures colères, ses meilleures biles et se meilleures larmes. Personne ne s’amuse, dit-il encore dans sa conférence Jeu et théorie du duende, donnée à Buenos Aires et Montevideo en 1933 et 1934, « le duende se charge de faire souffrir, par le biais du drame sur les formes vivantes, et il prépare des échelles pour que l’on s’évade de la réalité environnante. »18.
« Fréquentant le bord des abîmes, en équilibre sur le fil du rasoir, le duende marque une prédilection pour la lisière des plaies et la proximité de la mort » écrit-il aussi. Mon ami Vicente Pradal, marque lui aussi une prédilection pour le duende , dont il va nous parler et pour la poésie de Garcia Lorca, le Llanto, bouleversant écrit au moment de la mort de son ami torero Ignacio Sanchez Mejias, dont Vicente fait une interprétation chantée magnifique.
1 G. Sandoval, Flamenco attitudes, Solar Ed., 2003.
2 E. Cobo, Pasion y muerte de Gabriel Macande, Coleccion El Duende, Merci à mon ami Vicente Pradal pour l’apport de ce livre et de la fiche d’hospitalisation de Gabriel Macande.
3 S. Lippi, Rythme et mélancolie, Eres, Point hors ligne, 2019.
4 G. Sandoval, Flamenco attitudes, op. cit., p. 26.
5 S. Freud, Malaise dans la civilisation, Ed. Points, Essais, 2010, p. 96.
6 J-M. Lemogodeuc, Flamenco et tauromachie – Entre le Moi et l’Autre : catharsis et discours amoureux, Atlantica, coll. Duende, 2002.
7 S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, OCF VI, (1901-1905), Puf, 2006, p.176.
8 S. Freud, « Lettre de Freud au pasteur Pfister », du 2 mai 1910.
9 S. Freud, « La morale sexuelle « civilisée » et la maladie nerveuse des Temps modernes », in La vie sexuelle, Puf, 1972.
10 D. Anzieu sous la dir., La sublimation, Les sentiers de la création, op.cit, Préface, p. 18.
11 M. Klein, « L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi », Essais de psychanalyse, Payot, 1968, p.264.
12 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage » (1953), in Écrits, Le Seuil, 1966, p. 256. 13 J. Lacan, Cf Ibid, p. 256.
1414 J. Lacan, Cf Ibid, p. 280.
15 J. Lacan, Le sinthome, Le séminaire livre XXIII (1975-1976), Le Seuil, 2005, p. 40.
16 S. Freud, « Trois essais sur la vie sexuelle », in G. W. IV, Puf, 2006, p. 66.
17 C. Rabant, Métamorphoses de la mélancolie, Hermann Psychanalyse, 2010, p. 28
18 F. Garciá Lorca, Jeu et théorie du duende, Ed. Allia, 2017, p. 53.