Compas flamenco et tempo en psychanalyse
Tristan Garcia-Fons FEP, Toulouse, 13 avril 2019
Compas flamenco et tempo en psychanalyse
J’ai l’intention de vous parler du chemin, de son mouvement et de son rythme, en faisant référence au chant flamenco. Et je vous invite sur ce modèle à envisager la cure analytique comme un chemin. Ce sur quoi je porte l’attention, c’est le chemin que déroule un sujet, le sujet pris dans son chemin, à la fois acteur et effet de son parcours. Il est ponctué d’étapes et traverse des lieux. Il articule corps et lettre, sujet et objet. Et enfin, ce chemin est rythmique.
Le compas flamenco, ce rythme « avec le pas », c’est ce qui correspond au chemin rythmique du flamenco, à sa locomotion porteuse d’émotion, de commotion, à son ancrage dans le sol. Le compas implique le chemin avec le pas qui s’appuie et percute le sol. C’est une affaire de corps, de sensation, de tension et de relâchement. Ce rythme, cette mesure complexe et subtile qui ne s’écrit pas, s’acquiert mais ne s’enseigne pas. De même que le groove en jazz, le compas n’est pas métronomique : on est dans le compas ou on n’y est pas – les aficionados al flamenco le perçoivent immédiatement – Le moment et l’accentuation rythmique est quelque chose à sentir. Le compas joue avec le moment juste -pas avant, pas après- avec les entrées et les sorties, les changements de tempos ; il introduit de l’écart, souvent infime. Il est ponctué par les débuts et les arrêts – ce qu’on appelle remate – à savoir l’arrêt en un point d’acmé sans clôture, sans point final, comme une scansion qui laisse toujours de l’ouvert, en suspens. Ce rythme suppose donc la recherche de la juste mesure, mais aussi d’un accord. Cette dimension de la juste mesure et de l’accord dans le bon tempo, rejoint la notion de temple, utilisée dans la tauromachie et le flamenco, qui renvoie à l’accordage et à la mise en résonnance.
Dans le flamenco, le temple désigne l’accordage de la guitare, ainsi que la préparation et l’introduction au chant, ainsi que l’accordage chant-guitare. Le chanteur se prépare, cherche sa voix en émettant d’abord un son de l’ordre du murmure, du balbutiement (farfulleo). Ce temps préalable sert à se situer par rapport à la tonalité de la guitare. Elle est suivie d’un cri introductif au chant, le quejío (le fameux « Aaayiii »). Cet accordage, intrinsèque au chant, vise l’harmonie avec la guitare et la connexion avec l’auditeur invité à une écoute active, mais il est aussi recherche d’accord avec soi-même : accorder son chant avec sa mélodie et son rythme internes et secrets. Recherche du ton et du rythme justes, accordage avec l’autre et avec soi-même, maintien tempéré de l’intensité, attention aux moments de début et de ponctuation finale : telle se révèlent l’exigence du compas et l’expérience du temple, susceptibles de produire un évènement bouleversant d’ouverture. Cette expérience d’ouverture, d’entrée en résonnance, quand s’instaure l’accord, n’est pas sans faire écho à l’accord particulier qui s’actualise et se joue dans l’expérience transférentielle en psychanalyse. J’ai indiqué que le compas est un ressenti, j’ajoute que ses impulsions et accentuations, sont une sublimation de la pulsion, jouant entre tension et détente, entre régularité et rupture ou écart, entre accentuation et relâchement, entre répétition et créativité, au service de la vie. Il véhicule une transmission qui aide à vivre, à s’avancer dans la vie, à cheminer, pour se situer dans le réel. Il constitue un comment vivre ; c’est dans ce sens que le flamenco est une façon de vivre, une manière d’être.
Le rythme et la phrase mélodique sont indissociables et se nouent étroitement à la parole, à la copla (le couplet), ou comme on dit en espagnol, à la letra, la lettre :
Les gitans d’Andalousie ont intégré la tradition poétique locale, notamment les poèmes de caractère narratif appelés romances, transmis oralement et formés par de longues séries de versets octosyllabiques. Ces romances étaient l’équivalent des chansons de geste des troubadours du Moyen Age. Ces récits ont circulé de bouche à oreille, se déformant jusqu’à obtenir une infinité de versions selon les régions et les époques et, à force d’être chantées par les Gitans, qui leur ont appliqué le système du chant mélismatique (qui provient notamment de l’inde, du Rajasthan qu’ils ont quitté au XVème siècle) où à chaque syllabe s’applique un nombre plus ou moins important de notes (le mot peut se trouver désarticulé en syllabes qui s’allongent et se déploient à l’intérieur du rythme). Ce faisant, les Gitans vont progressivement les raccourcir, et les faire sonner rythmiquement jusqu’à les ramener à l’essentiel, on pourrait dire à leur plus grande nudité. A mesure que nait et se développe le flamenco (fin 18ème et principalement au 19ème), on passe donc des longues romances d’avant le flamenco, aux tonas, beaucoup plus courtes, réduites à quelques vers, chants sans guitare et sans compas, puis aux premiers chants à compas, puis au développement de différents types de chants (palos) à compas ou non. Et ainsi, on avance sur le chemin, à un autre pas, avec un autre type d’accord et de rythme.
La letra constitue un condensé d’expérience, cherchant à transmettre la vérité d’une expérience vécue dans sa profondeur, dans ce qu’elle a d’essentiel. Elle passe par une narration resserrée, condensée, épurée de façon poétique, comme un haiku, et constitue un témoignage. Le texte, étroitement articulé dans le rythme, ancré dans le sol, cherche à cerner une vérité. Il vise la justesse, la profondeur et la simplicité. Et ainsi, le long récit d’une histoire d’amour pourra être réduit, par exemple, à trois simples vers :
Tu as oublié l’époque où
Tu descendais m’ouvrir pied nu
Et maintenant, tu ne me connais plus…
Voici aussi un exemple de tona qui a été chantée par le premier chanteur connu fin 18ème : Toná de Tío Luis de la Juliana
Yo soy como aquel buen viejo
que está puesto en el camino:
yo no me meto con naide,
que naide se meta conmigo
Je suis comme ce bon vieillard
Qui est là sur le chemin :
Je ne cherche d’histoires à personne
Que personne ne m’en cherche non plus.
Un autre exemple de copla, une Cartagenera, un chant sans compas mais qui transmet le témoignage d’un épisode historique à valeur traumatique survenu en période de misère :
Los picaros tartaneros
Un lunes por la mañana
Les robaron les manzanas
A los pobres arrieros
Que venían de Totana
Des coquins en charrette
Un lundi au matin
Ont volé les pommes
Des pauvres muletiers
Qui venaient de Totana
Dans ce qu’on appelle cante jondo (le chant profond), se révèle une exigence de profondeur et d’enracinement dans l’histoire vécue et transmise, qui convoque le tragique de l’existence en même temps que le chant fait ouverture, instaure un moment de vie : vie et mort. Comme dans cette solea, chant profond a compas :
Fui piedra y perdí mi centro
Y me arrojaron al mar
Y al cabo de mucho tiempo
Mi centro volví a encontrar
Je fus pierre
Et je perdis mon centre
Et l’on me jeta à la mer
Et au bout d’un temps très long
J’ai retrouvé mon centre
Qu’est-ce que ces références au flamenco pourraient nous enseigner si l’on envisage la cure comme un chemin avec ses différents moments, ses mouvements, ses rythmes avec sa mesure et ses accords ? Envisager la cure comme un chemin avec ses différentes périodes et tempos, c’est au temps des premiers pas, à celui du nouage du transfert, et au temps de l’arrêt. Celui aussi des mouvements et changements dans la cure, celui des moments singuliers, où surgit une trace ancienne par exemple, ou bien lorsqu’une parole de l’analyste fait mouche, déclenche une émotion ou un silence et où l’on ressent comme une vibration partagée.
Nous sommes conduits à articuler répétition, acte, transfert, changement et tempos. A penser notamment que les différents moments correspondent à différents modes de transfert et donc à différents régimes d’accord. C’est ce que nous avons mis en rapport avec le temple : le transfert comme temple. Si l’on pense au maniement du transfert et aux interventions de l’analyste, à l’interprétation en particulier, un des principaux aspects réside dans sa survenue au moment juste, c’est-à-dire en concordance avec le temps et la rythmicité du patient et avec la temporalité de la cure elle-même. On pourrait dire que le psychanalyste est amené à templer son patient, c’est-à-dire vivre avec lui une expérience d’accordage qui instaure un autre espace-temps. On s ’accorde au rythme de l’autre et on influe sur ce rythme. On prend la mesure de l’autre puis on intervient : un rythme partagé et synchrone que Daniel Stern, à propos du nourrisson et de sa mère, a appelé accordage affectif où chaque modification chez l’un entraine une réorganisation des deux. Quelque chose se joue en acte sur la scène du transfert et fixe le tempo du processus : la répétition en acte, plutôt que le souvenir, dans le transfert. L’analyste s’accorde à ce tempo et le modifie. Car l’acte n’est pas seulement de répétition. L’acte, au sens de l’acte analytique qui se produit dans la cure est marque de profondeur et de certitude : soudain un acte brise le doute (une parole inattendue de l’analysant ou de l’analyste par exemple) et on éprouve ce moment de certitude, qui souvent ne se réalise que dans l’après-coup. Il y a la répétition (ancrée dans une temporalité primitive) et ce qui s’introduit ou survient comme différence, comme écart, lié à la créativité en analyse, qui permet une nouvelle écriture et une modification du rapport à l’objet. Un acte survient, comme la phrase percutante d’u chant qui vous atteint, et un changement de tempo se produit. Donc, ça se répète, et ça se transforme, de la même façon que nous pouvons le percevoir avec le chant flamenco, comme chemin, avec sa fonction de transmission et de témoignage. Ces moments de changement sont repérables parfois par exemple à l’occasion d’un rêve charnière qui signe quelque chose de nouveau, ou bien dans des moments de sorties de la répétition du traumatisme.
Ce qui est perceptible également au cours d’une cure c’est le rythme dans la prosodie du patient, sa petite musique, son battement particulier, qui peut se modifier au cours du travail. Ce rythme tient bien sûr à sa racine pulsionnelle (ce qui pulse, justement). Il résulte de la sublimation d’un matériau pulsionnel à transformer, modeler, partager, et transmettre. Et il va se nouer, dans le transfert, à la lettre.
Ce qu’ont en commun les expériences que nous évoquons, que ce soit dans le flamenco ou dans certaines créations artistiques, mais aussi dans certains aspects de la cure psychanalytique, se situe du côté de cette expérience qui produit un dévoilement : le voile se lève sur une vie nue, sur une ouverture au monde et au changement, à la vie, ce qui implique aussi une vie exposée à la perte et à la mort. C’est le langage mis à nu dans son ancrage corporel, dans sa matérialité même ; le langage dans sa dimension énigmatique, qui tient à la cause du désir. Comment la jouissance a rencontré la langue, s’est incarnée dans les sons et les rythmes de la langue, dans des traces inscrites comme lettres dans ce que Lacan a nommé la lalangue, cette langue privée personnelle originaire, cette letra mélodique et rythmée qui nous touche au plus profond.
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